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Devoir de vacance

8 février 2021

68

L’inactivité relative à laquelle me contraignent à la fois la Covid (plus de piscine) et la météo (trop de pluies pour pédaler ou marcher) privent mon cerveau de toute énergie. Manque certain de cette endorphine qui fait toute notre raison de vivre. Aussi, bien qu’il fasse froid, j’ai profité de nuages hauts signant la suspension de la pluie, pour partir faire du vélo. Il fait vraiment froid mais ce n’est que quand mon index gauche fut dur et insensible comme du bois mort que je me décidai à rentrer. Comme, prudent, j’avais emprunté un circuit court (entre 20 et 30 kilomètres suivant les chemins), je n’avais besoin d’être attentif ni au paysage ni au parcours que mon vélo connaissait parfaitement. Je pédalais donc en cerveau libre et, comme souvent dans ce cas, je pédalais dans la nostalgie. Je repensais à ce que j’avais écrit quelques jours auparavant et, je ne sais pourquoi, cela m’a mis sur la voie de mes amis d’enfance. En fait j’ai eu deux périodes d’amis d’enfance, celle avant ma réussite au concours d’entrée en sixième, qui était celle des enfants de ma rue, tous de familles pauvres et vivant dans des semi-taudis souvent sans toilettes ni salles de bain, et celle des amis que le lycée m’a contraint à construire, fils de petits bourgeois qui, pour moi, étaient des grands bourgeois, vivant dans des maisons avec toilette, salle de bains et voitures. Le premier groupe fut celui des amis des deux ou trois rues dans lesquelles nous vivions en permanence entre cinq et, en ce qui me concerne, dix ans. Nous formions une communauté d’une dizaine d’enfants extrêmement soudée où les plus grands protégeaient les plus petits et s’il arrivait que nous nous disputions, nous faisions corps lorsqu’il s’agissait de se défendre ou d’agresser, les bandes d’enfants des autres rues. Curieusement alors nous ne nous appelions pas par nos prénoms mais par nos noms de famille. Je me souviens de Dussault, Domergue, Baffie, Jarousse, Dubois, Soutou, … mais je ne parviens pas à mettre un prénom sur des visages qui deviennent de plus en plus flous. Tous mes amis de cette époque, condition sociale oblige, allaient à l’école laïque et nous nous retrouvions dans la cour de récréation même si une convention implicite imposait qu’en ce lieu, aux caractéristiques sociales fortement marquées, d’autres groupes se formaient par niveaux scolaires où ne se créaient cependant pas les mêmes solidarités. Ceux que je rencontrai plus tard au lycée, allaient, dans ma petite ville très catholique, à l’école des frères et je devins ainsi ami avec ceux là même contre lesquels je me battais quelques mois plus tôt. Beaucoup ont disparu. Mercier d’une méningite à dix ans, mon premier vrai contact avec la mort, Baffie, à quatorze ans s’est tué en voulant explorer seul une grotte dont nous avions commencé à parcourir les veines, Soutou, m’a-t-on dit, s’est suicidé à dix sept ans… Je n’ai jamais cherché à retrouver la trace des autres. La vie nous a dispersés. Moi le premier, l’entrée au lycée, j’étais le seul de la bande, fut une véritable coupure sociale. Il y eut bien quelques tentatives vaines de rapprochement : certains étaient entrés en apprentissage, quelques autres au collège technique, deux ou trois ont suivi leurs parents partis vers d’autres villes. Pourtant, enfants, il nous semblait que rien ne pourrait nous séparer et nous fîmes divers serments en ce sens emportés par le flot des jours. Il nous était inimaginable de ne pas pouvoir être avec les autres dès lors que l’école ou le catéchisme ou un besoin quelconque des grands parents n’exigeait pas notre présence ailleurs aussi, lorsque quelqu’un d’entre nous était puni par ses parents, nous considérions comme la punition suprême qu’il soit interdit de sortie et toute la bande se coalisait pour trouver une façon de le délivrer, soit en le faisant sortir par une fenêtre ou un balcon, soit en envoyant une délégation aux parents pour leur demander, sous un prétexte ou un autre, de bien vouloir laisser leur enfant nous rejoindre. En ce domaine nous avions une imagination fertile : le parent de untel avait besoin de nous tous, le prêtre qui assurait des animations réclamait sa présence à la chorale ou pour les entrainement sportifs, le maître nous avait demandé d’aller chercher telle ou telle plante dans la forêt pour une leçon de chose… Et, la plupart du temps ça fonctionnait. Je crois aujourd’hui que les parents n’étaient pas dupes mais que, dans les appartements minuscules, un enfant qui tournait en rond ou qui n’arrêtait pas de geindre, faisait qu’étant eux-mêmes punis des punitions qu’ils infligeaient, accéder à nos requêtes leur était en quelque sorte une délivrance. Et puis, dans notre vie d’alors, si les parents affichaient des règles pour leur réputation externe ils n’y croyaient que rarement eux-mêmes et ne se sentaient pas vraiment obligés de les respecter. Notre bande enfantine avait ainsi presque toute latitude pour vivre comme elle l’entendait. Ce fut pour moi une enfance merveilleuse dont les multiples anecdotes nourrissent souvent encore mes moments de nostalgie.

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6 février 2021

67

Étrangeté du souvenir qui, souvent, survient à l’improviste plongeant l’esprit dans une sorte de nostalgie d’où il ne peut s’extraire que par un effort de volonté ou par ce que le monde extérieur impose comme tâche. Est-il nécessaire de les écrire ? Mais, passé cet à-quoi-bon de l’écriture, je dois admettre que celle-ci a pour moi un rôle d’éclaircissement de fixation. Aussi, de même, que j’éprouve, à cet âge, que l’on dit avancé, le besoin d’écrire certains de mes rêves — ou cauchemars — pour en garder les traces que je juge révélatrices de mon moi profond, il m’arrive de tenter de chosifier mes souvenirs d’en faire une matière sur laquelle je peux revenir pour, au besoin, la pétrir à nouveau. Ce qui s’impose aujourd’hui, ce sont mes premiers rapports à la musique. Ma famille, non seulement était trop inculte pour attacher la moindre importance à la musique et chez mes grands parents qui m’ont élevé, la musique se limitait aux airs du début du siècle que mon grand père s’efforçait de jouer sur un pipeau de bakélite,  mais elle était aussi trop pauvre pour seulement imaginer me faire acquérir une quelconque culture musicale. Jusqu’à l’âge de dix ans j’ignorais tout de ce monde mais trois événements sans grande importance m’ont ouvert à cet univers. Le premier, ce fut quand la salle paroissiale de ma petite ville permit à une troupe itinérante de présenter la pièce musicale Rose Marie, spectacle auquel ma grand-mère tenait absolument à assister et où elle nous amena mon jeune frère et moi. Je ne sais quel en fut l’effet pour mon frère, mais il fut considérable sur mon esprit vierge : je fus stupéfait de découvrir que l’on pouvait à la fois, chanter, parler, jouer pendant une heure environ et que l’aspect de cette musique était loin de celui des airs, souvent un peu égrillards, du grand père. J’ai encore un air qui me revient, d’espace en espace, en mémoire « O ma Rose Marie, les fleurs de la prairie s’inclinent devant toi lorsque tu passes… ». Poésie sentimentalement dérisoire mais qui m’ouvrait à un monde d’expression qui ne cessa plus jamais de m’obséder et que je cherchais à retrouver sur le poste de radio familial. Cette ouverture fut renforcée trois ans plus tard lorsque je fus reçu au brevet, étape d’initiation culturelle alors importante. J’adorais lorsque la professeur de musique, une fois ou deux par an, nous faisait écouter tel ou tel disque de musique classique mais ma famille ne possédait alors ni gramophone ni disque. Ce fut le cadeau d’un grand oncle qui venait une fois par an voir sa mère, sœur de ma grand-mère, vivant dans notre ville et qui, je ne sais pour quoi semblait me porter un certain intérêt, notamment parce que haut fonctionnaire à la direction des phares et balises, il contribuait régulièrement à ma collection de timbres. Cet oncle, me félicitant pour mon diplôme proposa de me faire un cadeau : je choisis un électrophone Teppaz qui était alors enfermé dans une petite mallette. Il me proposa de choisir deux disques. Je ne sais pourquoi, parce que j’en ignorais alors tout, ce furent un 33 tours de Ravel, d’un côté la valse, de l’autre le boléro et, pour être à la mode, un 45 tours d’un américain inconnu, Elvis Presley, Heartbreak Hotel. Dès lors je les écoutais en boucle au grand désespoir de mes grands parents dont j’occupais la seule pièce collective, me plongeant dès que j’avais du temps libre dans le Boléro qui, des trois, par son aspect obsessionnel, par sa montée inexorable en puissance, son alternance entre le rythme élémentaire du tambour et la sophistication des instruments à vent, était la pièce qui me fascinait le plus. L’écoutant j’entrais dans une espèce d’hallucination qui, me semble-t-il, pouvait se rapprocher de celle que d’autres pouvaient trouver dans la drogue. La Valse me plaisait aussi mais, peu musicien, elle ne faisait pas le même effet hypnotique. Quant à Elvis Presley, si j’adorais sa voix qui me pénétrait jusqu’au fond de moi-même, ma faible connaissance de l’anglais était un frein. Quoi qu’il en soit, toute ma famille détestait cette invasion musicale permanente et on ne m’offrit jamais d’autre disque. Il me fallut encore attendre trois ou quatre ans pour bouleverser cet univers musical si pauvre. J’étais alors pensionnaire dans une école normale secondaire d’une petite ville du sud de la France. Ma mère s’était remariée, mon beau père possédait une petite usine de produits laitiers dans une autre ville distante d’environ cinquante kilomètres, je revenais donc chez eux de temps en temps, surtout le week-end. Je partageais avec mon frère, par nécessité, une petite chambre qui était insérée entre une terrasse et la chambre froide de l’usine dont le moteur était juste sous notre plancher ; nous dormions donc dans un bruit mécanique permanent et, pour essayer de l’atténuer, je m’étais fait offrir un petit transitor. Dès que j’entrais dans la chambre je le faisais fonctionner à pleine puissance. Or un soir, j’entendis une musique incroyable, alternance de paroles en allemand entre le chant et le dire ordinaire et de musique peu symphonique comme si ces deux modes d’expression s’efforçaient de construire ensemble, côte à côte, un univers musical pour moi totalement nouveau : c’était le Pierrot Lunaire d’Arnold Schoenberg, musique qui me déboucha les oreilles et me permit de commencer à comprendre ce que pouvait être la musique dans toute sa richesse et son amplitude.

12 octobre 2019

66

Il est toujours possible de croire en sa gloire posthume, croire que les petits riens que l’on a écrit, le rien que nous avons été durant notre vie, se métamorphoseront comme par magie en quelque chose ayant une certaine importance pour ce que l’on appelle la culture. Belle illusion si lointaine de la pensée de l’enfance. Enfants nous vivions dans l’immédiat, le temps n’avait guère de direction, ni avant, ni après, il n’était que l’instantané du présent. Il n’en est plus de même, car la notion de temps ne se forge qu’à travers les questions que la vie amène à se poser sur lui. Aujourd’hui, elle m’est devenue centrale.

Ce matin, dans le train de banlieue qui m’emmène de temps en temps de chez moi à chez moi, dans cet entre deux de la pensée hésitant entre divagations, méditation et sommeil, au milieu des remugles d’un train bondé mêlent toutes les variétés possibles des odeurs humaines ainsi que les sons de conversations plus ou moins distantes, les sonneries de téléphone et les musiques s’échappant des écouteurs de leurs auditeurs, je me suis pris à rêvasser sur le temps qui pouvait me rester. Non que j’aie des inquiétudes immédiates car je me sens encore physiquement solide même si des rhumatismes aux mains, des crampes assez fréquentes et un nerf qui je ne sais pourquoi frotte désormais sans cesse sur l’os de la hanche de ma hanche droite, me rappellent sans cesse que les jours avancent, que mon corps se transforme, montre des signes de fatigues. Je me disais simplement qu’il était maintenant nécessaire que je me fixe des priorités, que je me demande ce qui, dans mon existence, était prioritaire : ou regarder encore en arrière ou essayer de ne me projeter qu’en avant. Ma décision est prise, de même que j’ai décidé de ne plus participer à des colloques universitaires car, étant parvenu lentement dans un territoire autre, je n’y trouve plus de réel stimulant et n’y rencontre presque que du temps mort, de même j’ai décidé de mettre fin à ces devoirs de vacance. Pas de dépit dans cette décision, de ma vie je n’ai jamais geint me considérant toujours responsable de ce qui pouvait m’arriver. Je n’ai jamais cherché à être un écrivain au sens habituel de ce terme, il est donc naturel que je ne fasse pas partie de leurs paysages. Non que mon cerveau ne déborde encore de souvenirs que je pourrais y déposer mais parce que, il faut bien que je l’admette, ces souvenirs n’intéressent et ne peuvent intéresser que deux ou trois personnes de ma famille et, peut-être, un ou deux amis proches. Je pourrais bien sûr poursuivre sans en tenir compte mais ce serait commettre un péché d’orgueil : croire que mon autobiographie d’enfance puisse échapper au simple radotage et m’imaginer que, si elle n’a aujourd’hui aucun intérêt pour quelqu’un d’autre que moi, il se pourrait, dans un futur quelconque qu’elle passe à cette postérité dont ma collection des très nombreuses œuvres des dix-septième et dix-huitième siècle m’a, depuis longtemps, montré qu’elle n’était qu’une chimère.

Ceci sera donc ma dernière page des devoirs de vacance. Ces vacances n’ont en effet que trop duré.

10 octobre 2019

65

Parmi les quelques professeurs qui faisaient partie des piliers du lycée, il y avait le professeur de latin qui devait alors avoir entre 50 et 60 ans. C’était un homme assez petit trapu, presque chauve, bienveillant mais autoritaire avec lequel on savait dès l’abord qu’on ne plaisantait pas et qu’il n’était pas question de chahuter. Certains êtres, qui par ailleurs n’ont rien d’exceptionnel, ont ainsi une autorité naturelle qui passe entièrement par le regard et une posture corporelle que l’on sent totalement maîtrisée. Nous savions tous qu’il habitait une petite maison à laquelle on accédait par cinq marches située au bord de la rivière et nous ne passions jamais devant elle sans vérifier qu’il n’était pas à sa fenêtre. Nous n’en avions pas peur mais nous savions qu’il était intransigeant sur nos comportements même en dehors du lycée. Il n’hésitait pas, en classe, de faire remarquer à tel ou telle qu’il n’avait pas apprécié son comportement à l’occasion de telle ou telle rencontre, par exemple lorsqu’un de ses élèves, le croisant dans la rue, ne l’avait pas salué comme il se devait. Et, au fond, nous l’appréciions pour cela, pour son comportement constant de grand père ou de père. Il était fier, par exemple, lorsque l’un ou l’une d’entre nous avait le hoquet en classe de le lui faire passer en exerçant une légère pression autour de la glotte, et cela fonctionnait. Il était unanimement considéré comme un bon professeur ce qui, dans ce lycée, n’était pas si courant.

Plus qu’aucun autre élève, je me sentais surveillé par lui car c’était un ami de tranchée de mon grand père et qu’il aurait aimé être aussi bon pêcheur que lui. Malheureusement ce n’était pas le cas. Je ne pouvais rien faire d’un tant soit peu répréhensible dans sa classe sans que mon grand-père l’apprenne immédiatement et comme j’étais assez paresseux, que je n’aimais pas beaucoup le latin qui demandait un minimum de travail, leurs discussions lors de leurs quelques parties de pêche portaient souvent sur moi. Mon grand père, dans sa petite ferme natale, n’avait pas fait d’études et, contrairement à ma grand-mère qui insista pour lui faire obtenir son certificat d’études à plus de quarante ans, n’était pas obnubilé par mes résultats et me faisait plutôt confiance, mais, ma réputation de bon élève soigneusement surveillée dans la famille et son amitié avec  mon professeur lui interdisait de prendre ses remarques à la légère. En tête à tête, lorsque nous avions l’occasion de nous retrouver seuls, il m’en parlait souvent pour m’inciter, en vain, à travailler davantage.

Mais mon grand-père avait, dans la ville, un autre ami de tranchée, c’était un père jésuite exilé dans notre ville parce que, semblait-il, il aurait eu une attitude peu ecclésiastique avec une dame. L’anticléricalisme grand paternel n’ayant jamais porté atteinte à leur amitié, il lui demanda donc s’il accepterait de me donner quelques leçons de latin. Je ne sais comment il fut rémunéré, vraisemblablement en truites ou gibiers divers, quoi qu’il en soit, il accepta. Ce prêtre habitait une pièce unique juste au-dessus de l’arche d’entrée de l’ancien ghetto. Ça ne pouvait pas être plus proche de chez moi. Je m’y rendais donc trois soirs par semaine essayant d’ignorer l’odeur peu agréable de la pièce où traînait souvent des relents de repas et surtout celle assez aigre de sa soutane car sa propreté semblait assez douteuse. C’était un bel homme, assez grand, les cheveux et la barbe très bruns qui m’installait à la petite table, placée devant un lit étroit assez haut perché, qui lui servait à la fois pour manger et travailler. Nos séances commençaient toujours de la même façon, il me demandait comment ça allait en classe mais, manifestement, ce n’était qu’une façon rituelle d’entamer notre travail car il ne prêtait guère attention à ma réponse qui, rapidement devint tout aussi invariablement « ça va… ». Ensuite il me demandait ce que j’avais à faire comme travail, un thème ou une version et il m’aidait à le réaliser. Dire qu’il m’aidait était peu dire car, en fait, il faisait tout le travail m’expliquant seulement pourquoi il choisissait telle ou telle expression, me montrant les pièges linguistiques et, rapidement, déviant sur de tout autres sujets. Une page de Jules César pouvait ainsi devenir l’occasion d’une discussion sur des thématiques assez éloignées du texte, par exemple devenir suivant les cas une leçon d’histoire, de philosophie ou de morale. Mais il ne dissertait pas. Ce qui l’intéressait, c’était de me faire parler, de me faire dire ce que je pensais des questions qu’il soulevait. Il ne me lâchait pas, me poussait dans mes retranchements, m’obligeait à trouver mes mots, à argumenter, n’étant satisfait que lorsque mes réponses lui semblaient solides, construites, faites avec un vocabulaire maîtrisé car il n’acceptait pas l’à peu près. Attitude très rare chez les enseignants que je ne retrouvais que beaucoup plus tard, lorsque faisant mes études de terminale dans une autre ville, j’eus un professeur de philosophie dont l’enseignement était de la même exigence, ouvrant tous les jours son cours avec le quotidien local et nous obligeant à en relever les sujets et à construire notre argumentation à partir des événements de la vie quotidienne. En fait de latin, c’étaient des leçons de philosophie qu’il me donnait m’obligeant souvent, de retour à la maison, à consulter mes encyclopédies pour éclaircir des points sur lesquels j’avais manqué d’arguments. Il créa ainsi chez moi une ouverture d’esprit peu ordinaire à mon âge chez mes condisciples qui me valut bientôt une certaine admiration de mes professeurs étonnés de voir un pré-adolescent se taire  ou argumenter comme un philosophe quels que puissent être les sujets abordés. Ce n’était pas du travail tel qu’on l’entendait au lycée, c’était un immense plaisir, celui de voir mon cerveau fonctionner et de puiser en moi tout ce que je pouvais avoir de ressources. J’adorais les heures que nous passions ensemble. Il ne profita cependant jamais de mon adoration pour m’entraîner dans un chemin que je n’aurais pas choisi. Il m’apprenait à penser mais respectait ce que je pensais. Il ne me parla ainsi jamais de religion me laissant libre de m’orienter ou non vers ce terrain. J’étais en de très bonnes mains.

Quant au professeur de latin, il n’était pas dupe, se doutant bien que les devoirs parfaits que je lui remettais ne pouvaient être de moi. Il ne me jugea bientôt que sur les exercices ou les examens faits en classe sans essayer de comprendre — mais je pense qu’il n’était pas dupe et je le soupçonne même de connaître cet autre ami de mon grand-père — d’où provenait l’énorme différence dans mes résultats.

8 octobre 2019

64

Le gang des œufs durs, une histoire de vieux enfants ou de presque adolescents. Ce n’était plus la bande de mon enfance dont le royaume était la rue et qui rassemblait tout ce qu’il y avait de plus loqueteux dans mon quartier. Le gang des œufs durs était un groupe petit bourgeois et, bien que n’en ayons alors aucune conscience, une affaire de petits intellectuels car, plutôt que par une vie commune, nous étions liés par notre culture, ce n’était pas un regroupement de fait mais une association élective qui regroupait un fils d’instituteur, un fils de pharmacien, le fils du Directeur de la Banque de France, un fils de concessionnaire automobile, le fils du plus gros commerçant en vêtements de la ville, et moi-même. Le groupe était né lors l’épisode, dont j’ai déjà parlé, de notre révolte collective contre la dictature des cravates qui fut à l’origine de notre groupement car nous avions, tous les six, d’un commun accord, choisis de petits nœuds papillons très élégants de couleurs différentes mais tous fleuris et, surtout, munis d’élastiques qui évitaient d’avoir à faire les nœuds nous-mêmes car dont nous pensions qu’ils auraient pu avoir été portés par les gangsters que nous voyons, pour l’essentiel en noir et blanc, au cinéma comme dans L’ennemi public n° 1 avec James Cagney ou Le Violent avec Humphrey Bogart. Nous associons ainsi dans un même mouvement la révolte contre l’institution, notre amour du cinéma et les figures prestigieuses des gangsters à nœuds papillons qui incarnaient un monde très loin du nôtre. La création volontaire de ce club, qui en fait, malgré son nom n’avait rien d’un gang, s’était accompagnée d’une charte dont j’ai oublié la plupart des attendus qui définissait les conditions d’adhésion, même s’il n’y en eut jamais d’autres que celles des six fondateurs, les quelques lois que nous devions respecter en interne, comme le secret absolu sur nos actions et l’obligation stricte de ne jamais, quelles que soient les circonstances, dénoncer ou laisser accuser un membre. Le but du gang était essentiellement l’entraide dans des actions contre ceux que nous considérions comme nos ennemis, ce qui pouvait aller, d’un autre élève du lycée à un surveillant ou un professeur que nous détestions particulièrement.

Notre petit lycée d’une petite ville de montagne alors d’accès assez difficile et ne bénéficiant de presque aucun transport public si ce n’est le petit train qui, deux fois par jour, assurait la liaison entre deux voies plus importantes, une à l’est, l’autre à l’ouest, n’était en rien un poste recherché par la plupart des enseignants. Ceux-ci, à chaque rentrée, mise à part une poignée d’entre eux qui avaient choisi de construire leur vie dans cet environnement champêtre et paisible même si sans réel avenir, changeaient sans cesse. Nous récoltions ainsi, chaque fois, notre lot de professeurs débutants, d’auxiliaires, d’enseignants déplacés pour des raisons plus ou moins avouables. Le niveau, comme je pus m’en rendre compte plus tard en fréquentant d’autres établissement scolaires, n’était pas très élevé et il était assez facile d’y briller quitte à, ailleurs, plus tard, se rendre compte de notre faiblesse culturelle. Dans ce contexte nous n’avions pour nos enseignants ni réelle admiration ni attachement d’aucune sorte et, à notre façon, nous le leur faisions payer. Et c’est là que le gang intervenait. Nous avions, par exemple, en sixième une jeune professeure d’anglais magnifique, très blonde, dont je revois encore le manteau bleu assorti à la couleur de ses yeux qui émoustillait notre sexualité naissante et encore imprécise. Malheureusement ses cours étaient loin d’être passionnants, nous nous y ennuyions beaucoup. Nous avons donc décidé de la suivre le plus souvent possible en dehors du lycée pour voir comment elle vivait, simplement pour nous en vanter, faire comme si elle était de nos intimes, ce qui, évidemment, était loin d’être le cas, jusqu’à ce que nous découvrions qu’elle flirtait avec un jeune professeur d’allemand se donnant rendez-vous dans des coins discrets et isolés de la ville. Nous avons alors répandu cette nouvelle, allant jusqu’à graver leurs initiales dans un cœur sur quelques arbres de l’allée qui menait au lycée et, à partir de là, la plupart des lycéens, dans cette petite ville bigote, rétrograde, les regardaient en ricanant. Je pense qu’ils n’ont jamais compris d’où cela venait et, rétrospectivement, je trouve notre attitude inadmissible, mais c’était ainsi. L’enfance n’est en rien angélique et peut savoir être cruelle.

Moins condamnable peut-être fut la petite guerre que nous avons mené contre un professeur d’histoire-géographie qui devait avoir une quarantaine d’années. D’apparence très négligée, il était très agressif avec les élèves comme s’il détestait son métier. Plusieurs fois il arriva en classe ivre ou à la limite de l’ébriété. Il fut ainsi rapidement notre tête de turc car nous faisions, en classe tout ce que nous pouvions pour perturber un cours des plus ennuyeux. Notre gang jouait là de façon pernicieuse un rôle actif car nous nous réunissions pour imaginer les chahutages les plus inventifs possibles comme lâcher des souris, des hannetons au printemps, faire tomber des sacs de billes, déposer sur le poêle à gaz-oil des matières qui allaient fondre et empuantir l’atmosphère, dans la classe. Notre complicité inébranlable et active rendant très difficile la découverte d’un coupable et les enseignants étant trop peu sûrs d’eux-mêmes pour en référer au surveillant général et encore moins au proviseur, ne leur restait guère que la punition collective, arme à double tranchant, ou le silence. Ce professeur en fut tellement excédé que souvent il quitta la classe avant l’heure officielle, fut plusieurs fois absent et, un jour où il était réellement ivre, la classe ayant lieu dans un préfabriqué externe au bâtiment du lycée proprement dit, s’empara d’une des filles pour la jeter littéralement dehors. Nous étions, je dois le reconnaître, d’une cruauté intolérable et, depuis, je me suis souvent demandé si nos tortures n’étaient pas la cause même de son alcoolisme. Mais nous n’en étions alors pas conscients, persuadés, au contraire, de jouer un rôle de justiciers.

La vie de ce gang ne fut pas très longue, un an, un an et demie car, nos corps, nos intérêts et nos pensées évoluant, nous nous sommes peu à peu éloignés de ce que nous nous sommes mis à considérer comme des enfantillages. D’ailleurs, le lieu de réunion du gang était un des très vieux platanes dans le creux duquel nous pouvions nous tenir à trois ou quatre, d’une très longue allée, entourée de prairies abandonnées, qui menait du centre de la ville au lycée et qui a depuis longtemps disparu mais dont l’espace devint peu à peu, devant notre croissance rapide de jeunes adolescents, trop restreint comme si la nature nous faisait elle-même comprendre que nos jeux étaient dépassés.

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6 octobre 2019

63

Le seul monde réel pour l’enfance est son monde imaginaire. Mais peu à peu l’éducation, les adultes, les aspects concrets de la vie réelle et la nécessité de se confronter de plus en plus à elle le contraint à s’en dégager pour rentrer dans une uniformisation sociale. L’adolescence, outre les changements physiques, qui se produisent dans son corps est sans aucun doute la période de sa vie où, lentement, se manifeste cette métamorphose. Dès la sixième, avec l’éloignement de ma bande de quartier qui, d’ailleurs, se disloquait lentement les plus grands entrant progressivement dans un monde adulte de travail et les plus jeunes, les petits frères, devenus des enfants plus matures ne nous intéressaient plus guère d’autant que le monde dans lequel nous vivions avait lentement changé, les rues étroites, étaient peu à peu colonisées par voitures et camions nous interdisant cette liberté d’action qui, depuis l’âge de cinq ans, avait caractérisé ma vie ainsi que celle de mes camarades. Nous étions en 1953, les modes de vie changeaient inexorablement, il y avait désormais des douches municipales et, peu à peu l’hygiène se répandait dans les maisons même les plus modestes. Les parents découvraient alors qu’ils avaient à jouer un rôle de parents laissant moins de marges de manœuvres à leurs enfants. La ville, peu à peu, devenait une ville en marche vers la modernité avec tout ce que cela impliquait de correction et de conformité, et les actions incorrectes que nous avions menées jusqu’alors devenaient de moins en moins tolérées : les enfants devaient rentrer chez eux à la tombée de la nuit, il était de moins en moins possible de mener des batailles dans les rues jusqu’à une heure avancée parce que nos cris gênaient les habitants. La vie même de ma famille changeait rapidement, abandonnant sa brouette, son bidon d’huile et ses petits beurre, mon beau-père avait eu l’idée de fabriquer quelques yaourts, vendus à l’époque uniquement en pharmacie et le succès fut immédiat au point que dès 1954 il loua les locaux d’une ancienne laiterie et acheta du matériel non plus pour en faire huit comme au début dans la petite cuisine de ma mère mais pour en proposer plusieurs centaines aux diverses épiceries de la ville ce qui, n’ayant pourtant aucune influence sur notre situation familiale en eut indéniablement une sur la situation financière de son couple et, par ruissellement, sur la vie de mon frère et moi : nous commencions à être habillés plus convenablement et nous pouvions nous aussi arborer, comme les autres, des accessoires plus luxueux. Les élèves de sixième, dont je faisais partie, population dont la plupart n’avait jamais joué dans les rues, étaient désormais moins préoccupés par des conflits entre bandes que de s’échanger des revues vaguement pornographiques dont la plus appréciée était Paris Hollywood présentant de belles jeunes vaguement dénudées dans des poses aguicheuses. Le fils du pharmacien de la ville qui faisait désormais partie de mes amis parce que j’appréciais son caractère peu scolaire et son indifférence hautaine quant aux résultats, faisait figure de mentor car il avait accès à des images et des informations que nous ne possédions pas. C’est lui qui, notamment, nous impressionna dès la sixième en nous présentant des préservatifs et en nous en expliquant l’usage, même si, plus la plupart d’entre nous, cet usage resta longtemps encore théorique. Il est vrai que, contrairement à l’école primaire où nos classes étaient sans filles, les classes du lycée étaient mixtes et la présence des jeunes demoiselles n’était pas sans agir sur nos glandes. L’imaginaire changeait complètement de nature et les groupes de garçon — on ne se mêlait pas encore facilement entre filles et garçons dans la cour de récréation ou à la sortie des classes — s’inventaient nombre d’exploits sexuels alors même que leur sexualité réelle était bien ignorante de la réalité. Il y avait en effet peu d’amitié entre filles et garçons, nous étions encore trop jeune et l’essentiel de nos rapports consistait à se moquer d’elles et, parfois, à les regarder en rougissant. Ce n’est en effet que deux ans plus tard, en quatrième, que j’entamais des rapports d’amitié avec une des filles de notre professeur de français qui était alors dans ma classe et que je fus, de temps en temps invité à aller chez elle où la présence de ma professeur, qui était pourtant très aimable et abandonnait tout rôle officiel ne manquait pas de renforcer ma timidité naturelle. J’étais en effet encore très impressionné par les parents de mes camarades d’alors qui étaient pharmacien, professeur, notaire, directeur de la banque de France, docteur… et leurs habitations qui respiraient le confort et l’hygiène, où il y avait des toilettes et des salles de bain, où on m’invitait à goûter avec des bols de chocolat et des petits gâteaux, où chacun de mes camarades avait sa chambre remplie de jouets divers. Le fils du Directeur de la Banque de France, notamment, possédait un très grand train électrique qui occupait un espace considérable et qu’il ne cessait de construire et de déconstruire pour créer de nouveaux parcours agrémentés d’une multitude d’accessoires : feux tricolores, tunnels de plastique, gare miniature, aiguillages, personnages divers, etc… J’avais changé d’époque et ma difficulté d’adaptation à ces changements brutaux se traduisait par une grande timidité derrière laquelle je me cachais.

Cependant il y avait encore le gang des œufs durs.

3 octobre 2019

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Aujourd’hui, aujourd’hui même, j’ai 77 ans. J’ai donc vécu 27740 jours, un nombre relativement important dont environ vingt pour cent de ce que je considère être mon enfance. Vue d’aujourd’hui, il me semble que cette vie d’enfant, plutôt que de quelques aventures un peu spectaculaire, a été entièrement construite d’une multitude de petites joies. De tempérament équanime, il me semble n’avoir jamais connu ni douleur ni bonheur extrême. J’ai bien éprouvé aussi quelques déplaisirs, certainement, mais je ne m’en souviens guère. J’ai bien ressenti quelques douleurs, mais essentiellement physiques, rage de dent, poignet cassé, elles s’oubliaient dès que leur cause était réparée et ne m’ont laissé aucun souvenir particulier. Contrairement à mon frère qui, lorsque nous évoquons ce passé, semble toujours me regarder comme si j’avais quelque chose à me reprocher à son égard, comme s’il avait souffert sans fin de ma présence de frère aîné, je n’ai de mon enfance que des souvenirs épanouis ce qui, je crois, m’a donné une certitude, une confiance en l’avenir, une résilience, un optimisme qui m’ont permis d’avoir dans certaines circonstances de l’existence une audace que, rétrospectivement, il m’arrive de juger inouïe. Le seul moment vraiment douloureux de ma vie d’adulte fut le décès prématuré de ma femme dont, malgré ce que, devant ma sérénité de surface, mon entourage peut penser, la sensation d’absence ne s’estompe pas.

De mon enfance, de ses inévitables moments enfantins de tristesse, je ne garde qu’un seul souvenir très douloureux que je peux même dater avec précision du 4 août 1954, année où je venais de terminer ma classe de cinquième. J’avais alors entre 12 et 13 ans. Ma première année de sixième, malgré mes très normales petites appréhensions s’était parfaitement déroulée, les mutations de vie qu’avaient entrainées le changement presque complet de milieu s’était passé sans difficultés. J’étais bon élève, sans plus car je ne cherchais ni l’effort ni la compétition. Excellent en français et à peine un peu plus que moyen dans la plupart des autres matières car je répugnais à réellement travailler et me reposais entièrement sur mes capacités naturelles. Je n’apparaissais donc pas comme un concurrent pour les autres élèves et je m’étais rapidement fait des amis dans les petits bourgeois de la ville dont les parents, se basant sur ma réputation de bon élève, acceptaient volontiers de me recevoir chez eux. Mon intégration avait été facile. Mais, par dessus tout, cette année là me laisse un souvenir particulier de bonheur car mon ami était également en sixième, dans le même lycée, et, même si nous n’étions pas dans la même classe car déjà bilingue allemand-français il n’avait pas choisi les mêmes options que moi mes grands parents m’ayant contraint à choisir l’allemand parce que « c’était plus difficile et que cette classe attirait les meilleurs élèves ». Quoi qu’il en soit nous ne nous quittions guère et formions un duo inséparable.

Il n’en fut pas de même en cinquième. Son père, professeur d’allemand, obtint d’être nommé dans une ville lointaine ce qui fut pour moi, pour nous je crois, un déchirement. J’avais bien sûr d’autres relations avec des garçons de mon âge mais rien de l’attachement qui nous avait lié. Je ne sais pourquoi, il ne m’envoya pas son adresse et nous n’avons pas pu nous écrire aussi le 4 août fut une grande surprise. Je revois parfaitement la scène, la bande que je fréquentais encore, avec moins d’assiduité qu’avant mon entrée au lycée, était assise sur les escaliers menant à la petite maison de l’un d’entre nous, situés sur la petite place, formant cul-de-sac où se trouvait une fontaine coulant sous la petite statue d’une vierge noire sous vitrine, très honorée dans la ville et toujours décorée de fleurs fraiches. Nous aimions cet espace presque fermé car n’ouvrant sur rien il n’avait pas de passants et nous donnait l’impression que nous étions chez nous. C’était comme le bureau de la bande. Comme d’habitude nous discutions de n’importe quoi, certainement pour mener quelque action dont je n’ai aucun souvenir. J’étais assis sur une des marches les plus hautes et j’avais donc devant moi trois rangées de garçons. C’était en milieu de matinée, le ciel dont la plaque d’acier fermait l’espace était gros bleu, il commençait à faire chaud. Soudain, tournant l’angle de la rue, apparut mon ami qui se dirigea vers nous. Ayant obtenu de ses parents de venir passer quelques jours à Mende, il s’était, dès son premier jour, rendu chez mes grands parents et ma grand-mère lui avait dit de venir sur cette place qui n’était qu’à une cinquantaine de mètres de chez elle.

Mon émotion fut intense, son apparition me pétrifia. J’aurais dû me lever immédiatement, traverser les trois rangées de garçons qui nous séparaient, m’élancer vers lui et, je ne sais, le prendre par les épaules, lui serrer la main car une espèce de pudeur nous interdisait alors de nous enlacer. Je n’en fis rien, me contentai de dire quelque banalité sans âme. Peut-être que, inconsciemment, je lui reprochai de ne pas m’avoir donné signe de vie de l’année, car j’étais persuadé, comme il était venu souvent chez moi, qu’il connaissait mon adresse alors que j’ignorais la sienne. Il nous regarda en silence, resta là debout, face à nous, quelques temps à nous écouter : il n’avait aucun autre ami que moi dans la bande et notre conversation, toujours banale ne portant que sur nos divers exploits, l’excluait. Je sentais bien, dans son mutisme, dans son regard, un certain désarroi, comme un appel. Mais les lois de la bande exigeaient de façon implicite que nous ne manifestions entre nous aucun sentiment car sinon, l’épithète atroce de pédé tombait vite. Je lui souriais mais continuais mes échanges avec le groupe. Il attendit quelques temps puis dit « salut », s’en alla. Bien qu’en éprouvant une envie extrême, je n’ai rien fait pour le retenir, je l’ai laissé partir, ne me suis pas précipité à sa suite. Il a disparu de ma vie. Je ne l’ai plus jamais revu et, aujourd’hui encore, avec mon recul d’adulte, je regrette profondément mon attitude qui me coupa à jamais de la plus profonde de mes amitiés.

1 octobre 2019

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À Clément

Il y a quelques jours je mangeais avec un de mes petits fils bon pianiste et amateur de rap et, un peu par provocation, je lui dis que quelques jours auparavant, en marchant dans le parc du château, je m’étais amusé à composer  sur le rythme d’une marche rapide, ce que je considérais comme un texte pouvant appartenir à ce genre. Ceux qui me connaissent ne seront pas étonnés que ce soit un texte combinatoire reposant sur deux cellules, une de huit syllabes « ne me demandez pas pourquoi » et une de six syllabes, par exemple « je ne peux plus la voir » dont toutes les rythmes étaient en « oir », « je n’aime que le noir, elle est mon désespoir, je ne veux pas la voir, je ne peux plus la croire, etc… », la combinaison des cellules étant libre, celle de huit syllabes servant de refrain mais pouvant être répétée après ou avant chaque cellule de six ou répétée indéfiniment à la fin, etc… ce qui permettait une grande improvisation d’autant que ces textes étaient hermaphrodite — les rimes pouvant être féminines ou masculines — et pouvant aussi être dits par des voix féminines ou masculines moyennant quelques variations de surface, par exemple « il est mon désespoir, il ne veut plus me croire, ne pas le décevoir, elle m’a laissé choir, etc… » Il semble que ce texte l’ait amusé…

Mais ce n’est pas là l’essentiel dans ces pages de souvenirs. Cet échange m’a remis en mémoire que, lorsque nous étions enfants et que notre bande partait au pas, comme la plupart du temps, à la conquête du monde, c’est-à-dire de notre rivière, de nos rues, de nos flancs de montagne, des villages perdus du causse et pouvait faire ainsi des marches de deux ou trois heures, nous avions l’habitude, comme la plupart des enfants je suppose, d’accompagner notre effort de chansons de marche, la plupart du temps empruntées à des chansons populaires enfantines comme « dans la troupe y a pas d’jambes de bois », « tiens voilà du boudin », « loup y es tu », « y a une pie dans le poirier », etc… que nous hurlions à tue tête dans la ville ou dans la campagne et que nous avions l’habitude de déformer pour en faire notre matière. Ces déformations étaient bien élémentaires et il ne serait alors venu à l’esprit d’aucun de nous d’en garder des traces. Cette tâche était spontanée et collective, mais, grâce à mon encyclopédie, y réussissant assez bien, le plus souvent, c’est moi qui donnait le la des textes sur l’air ou les airs que nous choisissions comme chants de guerre. Faute de trace écrite car nous ne considérions cela que comme un jeu, je ne peux qu’essayer de retrouver aujourd’hui dans ma mémoire quelque approximation de ce que nous faisions alors car le sens n’importait pas, seul les rythmes nous étaient précieux. J’affectionnai particulièrement « Promenons-nous dans le bois » et son refrain totalement psychanalytique — même si j’ignorais alors ce qu’était la psychanalyse —« Loup y es-tu ». Ce jeu donnait la plupart du temps des rimes pauvres bien souvent même réduites à des assonances, créant de nouvelles chansons de marche comme, par exemple :

Promenons-nous dans la rue / Avant que nous soyions vus / Si le loup nous y voyait / Nous devrions le tuer / Loup y es-tu / Tu tu tu / Entends-tu/ Tu tu tu / Ce matin nous arrivons / Pour faire la chasse aux cons

Ou autre variante lorsque nous voulions nous venger d’un acte quelconque d’un garçon quelconque d’une bande rivale :

Promenons-nous dans le bois / Avant qu’Antoine nous voit / Si Antoine nous voyait / Il nous faudrait l’attraper/ Loup y es-tu / Aujourd’hui nous avançons / Pour faire la chasse aux cons / Comme Antoine est le plus con/ C’est lui que nous recherchons…

Bien entendu, comme nous avions entre 9 et 12 ans et qu’on n’échappe pas à ses hormones, les variantes qui nous amusaient le plus étaient celles à connotation sexuelle : « attrapons-le par la bitte » ou « nous lui en mettrons plein l’cul » qui n’étaient certes pas d’une grande finesse mais nous donnaient l’impression que nous n’avions pas peur des mots et qu’ainsi nous étions plus grands qu’en réalité.

Nous pouvions nous amuser des heures à bricoler ainsi des textes souvent absurdes mais qui nous faisaient rire. Je ne savais pas alors ce que c’était la poésie et il m’a fallu quand même attendre mes treize ans pour publier dans la petite revue ronéotypée du lycée un poème dont seul le titre me reste : La bête du Gévaudan. Le souvenir du loup de la chanson n’était pas loin…

J’ai conservé longtemps cette nécessité intérieure du rythme et, parmi les rares textes que j’ai publié, « 101 poèmes du poète aveugle », poèmes générés en temps réel pour le spectacle « Trois mythologies et un poète aveugle » donné à l’IRCAM en 1997 avec une musique également générative de Jacopo Baboni-Schilingi, en fut comme une sorte de prolongement. L’enfance resurgit toujours là où on ne l’attend pas.

29 septembre 2019

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Dans l’absence presque totale de lecteurs que je n’ai d’ailleurs pas vraiment essayé de trouver, j’écris pour moi et peut-être pour une ou deux personnes mais au fond n’est-ce pas ainsi que l’on agit tout au long de son existence, faire les choses pour soi-même, penser pour soi-même, chanter pour soi-même, nager pour soi-même, pédaler pour soi-même, manger pour soi-même. Chacun enfermé dans ses enveloppes corporelle et intellectuelle particulières La vie est une immense solitude traversée de quelques périodes de réel partage et, quelquefois, rarement, illuminée par quelques minutes de communion. Je le sais. Ce point étant acquis, ce qui importe c’est que, approchant du terme de mon existence j’éprouve le besoin d’en faire comme un inventaire. Ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais rien moi-même. Peut-être est-il nécessaire lorsque l’on sent que le terme approche de se prouver que ce que l’on pense avoir vécu n’est pas, comme au matin quand l’on se réveille d’un rêve qui essaye de se prolonger dans l’autre vérité du jour, une illusion. Mais rien ne peut nous en donner la preuve alors, laisser son cerveau fonctionner, croire en soi-même, sont encore les seules actions que l’on puisse accomplir, dire « je me souviens » et braquer son projecteur intérieur sur tel ou tel détail. S’imaginer que cela puisse intéresser quelqu’un d’autre que soi relève de l’orgueil et de la prétention : il est si facile de disparaître, de s’effacer lentement, sans bruit. Toute vie, même celles qui ont cru être les plus importantes, se fond dans les vagues coloris pâles du vaste palimpseste toujours recouvert de l’humanité. Qu’importe. J’ai envie de me parler de moi, de mon enfance, la fixer sur mes écrans, eux-mêmes si éphémères et fragiles bien que j’espère encore si naïvement qu’ils fonctionneront après moi, pour me persuader que j’ai bien vécu les moments dont je parle. L’esprit répugne à croire qu’il peut s’éteindre. En quelque sorte me laisser croire que je peux revivre ces moments à jamais disparus. Curieux instrument que le cerveau de l’homme qui, n’acceptant pas le concept de temps, fait comme s’il nous était possible de revenir en arrière, de choisir un moment révolu de notre passé pour, à nouveau, éprouver la plénitude de sa présence en ressuscitant les seules impressions que, malgré la disparition inéluctable des faits, l’on puisse encore ressusciter : les sensations et les sentiments. Retrouver l’état dans lequel on a alors été. Et, dans ce cas, la formule « je me souviens » devient magique qui recrée virtuellement pour soi seul les moments que l’on évoque. Qu’importe alors qu’ils ne concernent personne d’autre : un temps, celui de l’écriture, on se projette vers ce qui fut avec l’impression exaltante de pouvoir se remettre, à chaque ligne écrité, à chaque lecture, dans le temps qui fut.

Ainsi, je me souviens. Je m’efforce à susciter à volonté des souvenirs, de moments heureux ou tristes. Me souvenir par exemple de nos soirées du samedi où, presque rituellement, nous allions en famille à l’un des trois cinémas alors existant de la ville : le Trianon, le Royal à quelques centaines de mètres de chez nous, disons à dix minutes à pied, ou la salle Urbain V, un tout petit peu plus lointaine, où nous n’allions qu’exceptionnellement parce que salle de l’évêché. Je me revois sortant du western, le plus souvent, ou d’un Tarzan, films que les adultes considéraient comme visibles par les enfants, encore tout excités des duels et des moments de danger vécus par le héros, mon frère et moi courant dans la nuit en avant de nos grands parents, nous prenant pour le fils adoptif de Tarzan, pour Errol Flynn ou John Wayne, tirant dans le ciel des coups de feu imaginaires tout en nous préparant au combat qui nous attendait car le cinéma, lorsque nous rentrions dans la nuit, n’était alors qu’un prélude à un jeu rituel.

En effet, en montant la deuxième volée de marches qui menaient à notre appartement, notre grand-père nous faisait invariablement signe de ne pas faire de bruit. Il approchait sans bruit de la porte et introduisait le plus silencieusement possible la clef dans la serrure. Notre grand-mère restait en retrait comme pour nous laisser toute la joie du moment. Il se tournait vers mon frère et moi qui étions déjà collés à la porte, mettait son index droit sur ses lèvres, geste bien inutile car nous savions depuis longtemps ce qui nous attendait et que nous devions faire mais c’était comme un nouveau mystère qui prolongeait ceux plus palpitants des films, comme si, derrière cette porte se dissimulait un mystère que nous devions préserver le plus longtemps possible et, quand il sentait que notre tension était à son comble, que nous pesions lentement sur la porte pour l’obliger à ouvrir, il glissait sa main droite par l’entrebâillement pour trouver l’interrupteur, éclairait la pièce et nous laissait alors ouvrir en grand. Le sol, la table de la cuisine, tout était couvert de cafards qui s’enfuyaient à toute vitesse vers l’ancienne cheminée ouverte, dissimulée par un vieux rideau, dans laquelle s’entassaient des tas de vieux journaux. Et nous nous précipitions pour en écraser le plus possible ou, nous étant emparés d’un torchon, pour tuer ceux qui étaient sur la table. Nous avions l’impression de participer aux massacres de nos films, ceux des apaches par Robert Taylor ou ceux des méchants noirs nus de Tarzan dont nous imitions le cri pourtant inimitable. Nous les piétinions férocement sous nos chaussures à grands coups de pieds sur le sol et notre victoire était toujours complète. Lorsque plus un seul de ceux qui n’étaient pas arrivés à regagner leurs cachettes n’était plus visible, nous allions alors nous coucher, l’esprit tranquille, laissant à notre grand-mère le soin de balayer les cadavres du champ de bataille.

26 septembre 2019

59

Par le seul fait de leurs trop nombreuses lacunes, les souvenirs forment une fiction de nous-même que nous aimons à nous projeter. Nous nous réinventons par eux car nous ne les confrontons que rarement à la vérité incontestable des traces historiques. Les souvenirs les plus lointains, ceux de l’enfance notamment, sont ainsi une reconstruction mentale de nous-mêmes par nous-mêmes qui, lorsque nous la comparons aux constructions mentales des souvenirs d’autres personnes témoins des mêmes événements ne se recoupent pas nécessairement ou, du moins, ne se recouvrent que partiellement et ce n’est qu’en les rapprochant d’éléments historiques, lorsque ceux-ci sont disponibles, ce qui est rarement le cas, que nous pouvons les arrimer à quelque vérité plus solide, parfois même, au risque de nous étonner, certaine.

Je suis ainsi, cet été, aller revoir quelques membres de ma famille et notamment le plus jeune de mes oncles et sa femme qui, à l’âge de plus de quatre vingt dix ans conservent beaucoup de lucidité et nous avons pu confronter quelques uns de nos souvenirs communs car, dans ces pages - à quoi bon les écrire sinon -, j’essaie difficilement de naviguer entre les fictions que mon cerveau construit, entre fictions et vérités de mes souvenirs. Je m’efforce de m’approcher au plus près de ce qui pourrait être leur vérité mais il faut, pour cela que je puisse en vérifier l’authenticité. Beaucoup de temps a passé, beaucoup de témoins ont disparu, ont oublié, ne se souviennent vaguement que parce que j’évoque devant eux mes souvenirs. Tout mon récit de mémoire reste donc en grande partie flou, imprécis, incertain me laissant dans une grande perplexité devant ce qui fut ma vie. Il s’agit parfois de petits faits, de détail qui entachent cependant la solidité de ce que je rapporte ici. Ainsi, mon oncle, photo à l’appui et vérification faite sur Internet, cette technologie qui peut, à tout moment servir à établir des preuves, m’a permis de constater que la voiture de l’aîné de mes oncles, que j’ai mentionnée dans une page précédente, et qui joua un rôle important dans les loisirs de mon enfance n’était, comme je l’ai dit, ni une juvaquatre, ni une primaquatre, ni une vivaquatre Renault mais une Fiat Topolino dont je me demande aujourd’hui comment, à la sortie de la guerre, à une époque où ce type de bien circulait peu, elle avait pu se trouver entre ses mains. De même si, comme le disait la preuve officielle de mon acte de naissance, je suis bien né dans une caserne de ma ville, devenue depuis une annexe universitaire, j’ai appris avec une certitude presque absolue tant ce fait a été exprimé très naturellement par mon oncle, que mes parents y occupaient un appartement au troisième étage. La mémoire n’est ainsi pas un terrain stable qui se restructure au gré des échanges.

Par contre, vieillard cherchant à savoir d’où je viens, sur ce qui m’obsède davantage depuis quelques temps, la mort de mon père, si j’ai recueilli quelques certitudes auprès des archives militaires et de celles de la ville, il semble que la mémoire de mon oncle, seul survivant à l’avoir vécue et qui devait alors être jeune adolescent, ne se souvienne plus, ou ne veuille plus, rien se rappeler bien que ce fait ait été certainement, pour la famille, beaucoup plus important que la marque d’une voiture. Il y a là comme un espace vide de ma vie que je ne parviens pas à remplir d’autant que chaque case que je coche en augmente le mystère. Ainsi mon père aurait été tué le 23 juin 1944, alors que le débarquement allié en Normandie avait eu lieu de 6 juin, donc dans une période de l’histoire particulièrement trouble. D’après les souvenirs familiaux, il revenait auprès de ma mère pour la naissance de son second fils qui eut lieu en août. Il fut tué dans, ou près, d’une petite ville du Tarn. La légende familiale disait qu’il transportait les salaires de son régiment ce qui est, de façon évidente, en contradiction avec le retour familial. D’où venait-il, personne ne s’en souvient, ou ne veut s’en souvenir, et rien dans les archives militaires ne l’indique, rien non plus ne dit par qui, lui et le camarade avec lequel il était en déplacement, les ont été tués. Quoi qu’il en soit, leurs corps ont été transportés à quarante kilomètres de là et enterrés dans une autre ville. On peut comprendre ce choix étrange à l’époque où les allemands refluaient dans la panique et où, une quinzaine de jours auparavant, près de là, ils avaient commis le massacre d’Oradour-sur-Glane. Deux jeunes hommes pris dans les ouragans de l’histoire qui, comme d’autres, les ont fracassés. Mais les archives disent que leurs deux corps ont été exhumés cinq ans plus tard, en 1949 et je ne peux là encore comprendre pourquoi, ma mère n’ait pas réclamé plus tôt le corps de son mari. Quoi qu’il en soit, après cette exhumation, on perd sa trace, aucune archive ne dit où il a été transféré. Il semblerait, et ce serait logique, qu’il l’ait été dans ma ville de naissance, car les honneurs, d’après les archives, lui auraient été rendus en juin 1949, mais rien d’autre ne l’indique et rien, bien que ce soit la loi, ne dit à quel emplacement précis, si ce n’est ce souvenir, qui encore une fois est fait d’une image très nette, de ma grand-mère, conduisant mon frère et moi au cimetière et disant, devant une tombe anonyme, peut-être celle de sa sœur : « votre père est enterré ici ». J’avais au moins sept ou huit ans, ce qui semblerait correspondre. Pourtant mon oncle, bien qu’il ait été, par ailleurs, soucieux de retrouver les restes de ses grands parents, ne se souvient pas de la présence de cette tombe.

Ainsi, même si nous avons besoin de faire semblant d’y croire, tous les souvenirs qui nous font ne sont pas un ensemble stable et leurs configurations, changeant au gré des rencontres ou des découvertes hasardeuses, ne permet que le doute et une certitude très approximative. Nos souvenirs malléables s’adaptent aux présents que nous vivons. Mais, parce que nous en avons le désir, parce qu’ils nous sont nécessaires pour vivre, ils restent une part essentielle de ce que nous croyons être.

24 septembre 2019

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Nous sommes en 1949 ou 1950, j’ai sept ou huit ans. Sept ans me semble-t-il, âge que j’ai toujours entendu qualifier comme celui de la raison : il paraît que je suis désormais capable de distinguer le bien du mal. Le matin on m’a bien lavé et j’ai dû revêtir une culotte courte neuve et une chemisette blanche impeccable. Je suis avec d’autres enfants dans la chapelle des Pénitents blancs. C’est une assez petite chapelle rectangulaire presque sans ornements attenante à une ancienne tour, un des rares vestiges des murailles de la ville. Des pénitents blancs je ne sais rien d’autre que leurs quelques processions, grande croix en tête. Ils ont notamment défilé avec moi lorsque j’étais déguisé en angelot puis en page jetant des pétales de rose au devant des pieds de l’évêque. Ils sont vêtus d’une longue robe blanche d’où ne dépassent que des chaussures et d’une cape de même couleur, ont une large ceinture bleue, leur tête est entièrement cachée dans un long bonnet blanc pointu où, seuls, deux trous ronds leur permettent de voir. Ils ont l’air de fantômes et je les trouve plutôt effrayants bien qu’aucune légende ne dise rien sur leur rôle exact. Mais, cette matinée là, on doit être autour de Pâques, aux environs de onze heures, il n’y a pas de pénitents blancs dans la chapelle, juste une vingtaine d’enfants assis sur les premières rangées de bancs et, derrière, une partie de leurs parents. Seule ma grand-mère est là. C’est la seule de la famille à affirmer une vague religiosité rassurante, du genre « on ne sait jamais ». Ma mère, mes oncles sont absolument athées, mon grand-père est franchement hostile à l’idée même de religion, lui qui joue à coasser quand passent les séminaristes en soutane. On m’a dit que j’allais faire ma première communion pourtant, si mon école maternelle était religieuse, dans mon souvenir, je n’ai encore jamais fréquenté la cathédrale mais, bon, c’est ainsi, on ne m’a pas laissé le choix et je suis là, attendant ce qui allait se passer. Nous avons eu une journée de préparation à la salle Urbain V, la salle de réunion catholique où diverses petites choses nous ont été dites qui ne nous intéressaient guère notamment ce qu’était la communion et comment avaler l’hostie car « c’est le corps de Jésus le fils de Dieu » et il ne faut surtout pas le mordre » mais, cette salle étant ordinairement le cinéma catholique de la ville, nous avons eu droit, en fin de journée, en récompense de notre entrée dans la communauté catholique à un western. Ça valait quand même le coup. Nous voilà dûment chapitrés et reconnus dans le troupeau. En sortant de la salle, nous avons gueulé comme des veaux : « Dieu est un petit homme tout habillé de bleu qui fume sa pipe au coin du feu » et me voilà maintenant dans cette chapelle attendant ce qui allait se passer. Avaler le corps de Jésus me paraît assez étrange mais c’est comme ça. Pas le choix. L’évêque, tout revêtu de rouge, que je reconnais à son couvre-chef lit quelques passages de la bible fait un petit discours sur l’événement est d’après lui, le plus important dans la vie de tout jeune fait son petit discours, mais comme j’ai depuis longtemps développé une forte capacité de retrait intellectuel, je laisse passer le temps. Puis on nous appelle l’un après l’autre, on nous fait approcher de l’autel, il faut s’agenouiller, regarder l’évêque, lui tirer la langue sur laquelle il pose délicatement une petite rondelle blanche qui s’appelle l’hostie et l’avaler. Je connais déjà ce goût car, nous allions souvent, à la porte d’un des couvents de nonne en acheter un petit sachet pour un ou deux sous. Ça n’a pas beaucoup de goût et je comprends alors pourquoi ce que nous vendaient les religieuses étaient des restes autour de trous dans la pâte qui ressemble un peu à du papier et qui colle au palais. Je comprends que l’hostie est découpée dans cette même pâte et que j’ai donc communié déjà souvent sans le savoir. Dans ma famille de mécréants on ne me l’avait jamais dit. Je me demande alors pourquoi cet évêque fait tant de cérémonie autour de cette dégustation. Mais c’est comme ça, bien des rituels des adultes me sont incompréhensibles, donc, je ne cherche pas à les comprendre. Je ne comprends pas non plus pourquoi il donne à chacun de nous une petite gifle avant de nous laisser partir. Tout ça n’a pas duré bien longtemps. Il paraît que maintenant mon âme est sauvée et, franchement, je n’en ai rien à faire.

Ce qui m’intéresse c’est que ma grand-mère m’a promis un livre à la fin de la cérémonie et je l’entraîne vers une des deux librairies de la ville pour me le faire offrir. Ce sera le Capitaine Fracasse d’un certain Théophile Gauthier dont le nom ne me dit rien mais dont le titre me fait penser à une de mes lectures favorites : Les Trois Mousquetaires.

Contrairement aux apparences, je n’ai pas perdu ma journée.

Ma grand-mère me dit que la seconde cérémonie sera, dans cinq ans, la communion solennelle. Je me dis que j’ai le temps de voir venir d’autant que rien ni personne ne m’oblige à assister davantage à la messe dominicale. J’ai communié. C’est une bonne chose de faite, on verra dans cinq ans. En attendant la lecture de mon nouveau livre m’attend.

21 septembre 2019

57

Retour à mes sources, comme un saumon, la fin prochaine de la vie m’oblige à revenir à la source, la ville où je suis né, semble-t-il dans une caserne devenue aujourd’hui, curieuse destinée des êtres et des bâtiments, université où je m’imaginerais bien des gardes mobiles présentant les armes devant mon berceau. Une étape. Tout y est resté identique à la ville de mon enfance, tout est en place : les rues sont les mêmes, la caserne-université est restée identique à elle-même, la cathédrale bien posée au centre avec ses tours de quatre vingt mètres se montre toujours en gardienne de troupeau, les montagnes sont là, ouvertes, des deux côtés, comme les pages d’un immense livre de vie et mort, dominant de quatre ou cinq cent mètres. La plupart des maisons sont là, inchangées, le ghetto, la synagogue, les multiples églises et oratoires, l’immense croix domine toujours qui s’éclaire quand la nuit tombe, la rivière coule toujours aussi minuscule au pied de la montagne Nord, ma vieille école primaire et mon lycée sont là, les promenades qui rythmaient nos soirées d’été aussi, la grande place du Foirail également. Rien n’a changé mais tout a cependant changé me mettant dans une situation psychologique étrange entre la joie de tout retrouver et la nostalgie ne rien reconnaître.

Les commerces ont presque tous disparus et trop nombreuses sont les échoppes à vendre. Le petit nombre toujours actif a changé de fonction : le boucher est devenu marchand d’habit, la petite épicerie où notre bande de gamins allait s’approvisionner en friandises à cinq sous vend maintenant des objets pour touristes, le coiffeur en bas de l’immeuble où j’habitais est devenu un marchand de produits régionaux. Seul un marchand de meubles porte le même nom, le fils a dû succéder au grand-père et le petit-fils au père. Une place autrefois nue s’est vue dotée d’une fontaine artistique et un inévitable supermarché s’est installé au Nord. La ville a changé plus vite que mes souvenirs et je dois souvent faire un effort pour retrouver ce qui, il y a soixante ans, était là. Je ne reconnais plus aucun visage, la plupart des noms même me sont inconnus, je suis chez moi en terre étrangère, rôdant à la recherche d’indices. Pourquoi donc revenir ici, il y a dans cette recherche de source quelque chose de ridicule comme s’il fallait regretter que rien n’ait été figé. que La vie a fait ici son travail naturel d’évolution.

Mais ce qui m’est le plus douloureux c’est qu’a disparu le sentiment de liberté absolue qui caractérisait mon enfance et faisait de cette ville une ville particulière. Aujourd’hui tout est fermé. Toutes les portes sont fermées comme si le monde était devenu dangereux et les habitants craintifs. Beaucoup de fenêtres même ont leurs volets clos. La ville me semble morte. Impossible, comme autrefois de passer d’une maison à une autre par les cours intérieures, les fenêtres des escaliers, certaines caves et même les toits. Impossible de s’inventer des passages et des cachettes en sautant quelque muret ou en se faufilant dans la faille qui séparait deux espaces intérieurs. La ville n’offre plus que des portails ou des portes où la présence de serrures et de clefs s’imposent. La ville s’est interdite ses enfants qui sont, si ce n’est très temporairement à la sortie des écoles, d’une absence remarquable. Cette ville, pour moi, est devenue morte. Les façades sont bien ravalées, les rues ont été toutes pavées de neuf avec de petits pavés propres qui sentent la décoration convenue. Seules les nombreuses crottes de chiens prouvent que tout n’a pas totalement changé. Une ville pour touristes propres et bien pensant qui traversent sans sentiments, juste pour la photo. Photographier la cathédrale sous tous ses angles sans voir que certains contreforts sont de magnifiques toboggans où nous avons usé quelques culottes, photographier la vierge noire dans sa cage de verre sans les jeux d’enfants et les bagarres qui, de temps à autre, animaient la petite place où elle se trouve, photographier l’entrée du vieux ghetto ou de la synagogue sans savoir que c’étaient deux magnifiques voies traversières presque clandestines, photographier un portail du dix septième siècle sans voir derrière l’hôtel particulier où des enfants jouaient dans les escaliers plus majestueux que ce que laisse deviner sa clôture. Marcher au hasard dans des rues plus étroites les unes que les autres sans comprendre que celle-ci, ou celle-là, délimitait avec précision le territoire d’une bande donnée. Plus rien ne vit. Une ville pour l’image s’efforçant de ressembler à une image convenue de petite ville provinciale au cachet médiéval. Le saumon a retrouvé la source mais a perdu le goût de son eau qui s’est perdue dans l’insensibilisation du temps qui passe.

Pourquoi revenir ici dans ce courant du temps où s’est presque totalement dilué ce qui en faisait ma source et où je ne ressens désormais presque plus rien ? Reste cependant ce presque…

19 septembre 2019

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développant ainsi un vrai complexe d’infériorité qui se traduisait notamment par une timidité maladive. Alors que nombre de mes camarades que je jugeais plutôt imbéciles n’hésitaient ni à donner leur avis sur n’importe quoi ni à échanger avec des adultes, je n’osai, pour ma part, jamais intervenir devant quelque public que ce soit. Il me fallait, avant de parler, tourner plusieurs fois ma langue dans ma bouche et quand je me décidais à le faire, c’était souvent pour subir des moqueries car personne ne comprenait ce que je disais ou voulais dire. Ainsi en classe, je n’intervenais jamais sans qu’on me le demande et il m’arrivait même de feindre d’ignorer la réponse ou de la rendre un peu fautive pour que mes camarades ne me prennent pas comme un prétentieux car, lisant énormément, toujours plongé dans mes volumes fétiches de l’Encyclopédie Quillet, je savais énormément de choses qui « n’étaient pas de mon âge », même si ce savoir n’était la plupart du temps que livresque. Et ce défaut je l’ai gardé car je n’ose que très rarement d’intervenir dans des conversations sur des faits ou des événements où se disent avec une certitude forte des erreurs, des incompréhensions que je n’ose corriger de peur, d’une part, de me voir contredit ce qui entraine la discussion vers des défis stériles, d’autre part de passer pour un pédant. Il m’arrive aussi, comme tout le monde, de me tromper mais, entre amis notamment je me garde bien souvent d’avancer un argument ou une connaissance dont je n’ai pas la certitude absolue. Le plus souvent, je me tais et me livre à une récapitulation intérieure de tout ce que je pense savoir autour du sujet mis sur la table. J’ai déjà dit combien, dans le contexte scolaire, je m’amusais souvent à feindre une totale inattention tout en préparant mentalement une réponse au cas où l’enseignant, ne pouvant résister à la provocation que constituait ma mise à l’écart volontaire de son discours, se mettait à m’interroger. Cela allait de pair avec le personnage de mauvais élève que je jouais n’hésitant pas à perturber une classe par un lâcher de hanneton — mon insecte préféré pour cela tant son vol était bruyant — auquel j’avais fixé un fil à la patte, de libellule, d’abeille ou de tout autre insecte dont je savais qu’il allait provoquer un désordre souvent surjoué par mes camarades de classe. Je les enfermais en avance dans de petites boîtes d’allumettes que j’ouvrais au-dessous de mon pupitre le plus discrètement possible. Je dois cependant avouer que je me suis fait souvent prendre car la plupart des enseignants menaçaient la classe de punitions collectives si le coupable ne se dénonçait pas. À l’école primaire, c’était le retrait de bons points ou un nombre imposant de lignes à recopier qui, si l’orthographe n’en était pas parfaite, devaient être réécrites. Au lycée c’étaient des heures de colle. J’ai aussi fait pire que cela n’hésitant pas en cinquième à allumer un pétard dans la classe d’un professeur particulièrement faible ou de mettre une souris blanche dans la poche d’une jeune professeur de mathématiques. Ces enfantillages avaient un but essentiel : me faire admettre de la plupart de mes condisciples, échapper à l’étiquette de bon élève qui me poursuivait. Cette attitude désorienté beaucoup mes professeurs car elle n’était pas celle, plus classique, des autres bons élèves qui, eux, mais le plus souvent elles, répondaient poliment aux questions, ne feignaient pas d’écouter, ne perturbaient jamais la classe et se comportait en tous points comme la doxa scolaire l’exigeait. Mon attitude générale était plutôt celle des cancres avec qui je copinais et qui m’apprenaient beaucoup de choses sortant du domaine scolaire comme où trouver des prunes ou des pommes faciles à voler, comment resquiller en groupe en demandant à un membre du groupe, pour lequel nous nous étions cotisés pour payer sa place, à aller ouvrir discrètement, dès que le noir s’était fait dans la salle, l’obligatoire sortie de secours du cinéma nous permettant ainsi d’entrer, comme des sioux en guerre, pour suivre la séance. Si cette attitude avait été la mienne tout au long des cinq ans d’école primaire, elle s’était encore accentuée parce que le milieu que je fréquentais au lycée n’était plus le même que celui de ma bande de quartier. Il y avait bien sûr quelques fils de bourgeois dans mes classes primaires, mais ils étaient en forte minorité alors qu’au lycée je m’y trouvais tout d’un coup complètement immergé et qu’il me fallait réagir ou accepter de perdre une part importante de ce qui fondait mon identité : fils de la populace au milieu de la future élite.

C’est ainsi, par exemple, que dès la sixième je me fis remarquer en provoquant une révolte tranquille des élèves. Mais il faut là quelques explications. À cette époque, dans ce lycée de cette petite ville fortement conservatrice, le conseil des professeurs exigeait que les élèves mâles portent une cravate et je trouvai cela tout à fait absurde car se signe vestimentaire m’éloignait encore de tous mes amis d’enfance. Aussi je réussis à convaincre quelques uns d’entre nous d’aller plaider notre cause auprès du proviseur qui nous reçut poliment et refusa tout aussi fermement. Nous avons alors décidé, non de nous battre contre cette mesure car nous aurions perdu, mais de la contourner et la rendre ridicule. J’avais dans les copains de ma bande le fils d’un commerçant d’habits dont je savais, car nous y avions souvent joué, qu’il avait à la sortie de la ville où s’entassaient, depuis des années et peut être des générations, toute sortes de textiles invendus sur les tas desquels nous jouions à nous battre et à sauter. Parmi ces invendus, nous avions remarqué un lot de cravates mais, plus intéressant, un lot tout aussi important de nœuds papillons aux formes les plus extravagantes certainement destinés à des déguisements de carnaval. Il y en avait assez pour l’ensemble des mâles des trois classes de sixième dont presque tous acceptèrent de nous suivre dans notre révolte. Nous en avons donc fait une distribution et, le matin de la rentrée des vacances de Pâques chacun, au lieu de sa cravate habituelle, arborait un nœud plus ou moins spectaculaire. Pour ma part, j’avais choisi un nœud papillon de clown, immense et orné, sur un fond jaune vif, de pois rouges et bleus criards. Les moins audacieux avaient choisi des nœuds papillons plus classiques depuis le noir de cérémonie, en passant par des blancs ou d’autres couleurs encore. Les plus audacieux avaient choisi d’autres parures encore qui allaient de la lavallière à des ornements incroyables qui occupaient une bonne part de leur visage d’enfant. Bref tout cela tenait du déguisement. Les réactions ne furent pas du tout celles que nous attendions. La plupart des professeurs se contentèrent d’en rire, de se moquer gentiment de nous ou de faire comme s’ils ne remarquaient rien. Le proviseur lui-même qui pourtant passait tous les matins dans les couloirs avant que les élèves rentrent en classe ne dit rien. Nous poursuivirent la plaisanterie plusieurs jours sans plus de réaction jusqu’à ce que, lassés, sans pourtant remettre nos cravates, nous nous sommes débarrassés de ces ornements encombrants. Rien ne se passa. Personne, jamais ne nous demanda de remettre nos cravates.

16 septembre 2019

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Peut-être est-il temps, maintenant, de parler de mes oncles. Mes vrais oncles, pas l’oncle Georges dont le titre était abusif, mais des frères de ma mère, les enfants de mes grands parents. Ils étaient deux. Le plus âgé était l’aîné de la famille, le plus jeune était le puiné, ma mère étant entre les deux. J’ai longtemps considéré le plus jeune de mes oncles comme un grand frère car, au début de mon enfance il était encore célibataire et que nous avons, quelques années, partagé ma chambre et le même lit. C’était un adolescent puis un homme d’une grande gentillesse et qui, je crois, nous aimait beaucoup mon frère et moi, mais qui n’eut pas une grande influence sur notre vie car il manquait un peu de personnalité et d’autorité. En cela il ressemblait beaucoup à mon frère. Je parlerai plutôt de sa femme qui, elle, joua un rôle non négligeable à la fin de mon enfance et au début de mon adolescence. Mais, chaque chose en son temps.

Mon oncle aîné était une personnalité plus forte et qui, de plusieurs façons m’intriguait car je ne l’ai connu que marié et donc vivant hors du cercle familial de mes grands parents, donc comme une autorité extérieure. C’était le seul, épisodiquement, à essayer d’avoir un peu d’influence sur moi et qui y réussissait parfois car, d’une certaine façon, son personnage m’intriguait, d’une part, même si cela peu paraître étrange, parce qu’il était chauve ce qui, à mes yeux d’enfant était quelque chose comme un signe extérieur de puissance, et assez trapu. De plus, il paraît qu’il avait été footballeur dans l’équipe sportive de la ville. Mais surtout ce qui m’intriguait en lui, c’était les parts de mystère que je percevais au détour des conversations des adultes. Il avait eu la vie des jeunes hommes de la deuxième guerre mondiale mais, ne me rendant pas vraiment compte de ce qu’avaient pu vivre les autres, je considérais ce que je percevais de sa vie comme énigmatique et extraordinaire. Né, me semble-t-il en 1924, il avait dix sept ans lorsque se déclara la guerre. Trop jeune pour être enrôlé, il resta donc chez ses parents. Puis, si j’ai bien compris et analysé les quelques bribes de conversation qui y faisaient allusion, vint le STO, le Service du Travail Obligatoire qui, dès 1943, alors qu’il avait dix neuf ans, le menaçait. Il fut réfractaire et dut donc aller se cacher, je me demande encore pourquoi, non dans les nombreuses montagnes, les multiples maquis, ou les innombrables fermes perdues de la région mais à près de mille kilomètres de chez lui dans la minuscule ferme de la famille bretonne de mon père. Je me suis toujours demandé pourquoi ce choix, pourquoi il choisit de traverser une bonne partie de la zone libre, mais aussi de la zone occupée pour trouver un refuge là. Il me semblait que, faisant cela, il prenait un risque énorme d’être arrêté et contraint à accomplir ce que, justement, il fuyait et je lui inventai des aventures héroïques qui m’aidèrent souvent à m’endormir. Quand je fus assez grand pour le connaître vraiment, c’est à dire vers 1946, à l’âge de quatre, il était directeur d’une agence bancaire de la ville mais ce qui, à mes yeux, en faisait toute le prix, c’est qu’il avait une petite voiture. Bien qu’aujourd’hui encore, soixante dix ans après, je revois avec assez une grande précision l’image de cette petite Renault noire à deux place, je n’arrive pas à me souvenir si c’était c’était une primaquatre, une juvaquatre ou une celtaquatre. Peu importe car c’était dans cette voiture qu’il transportait, en plusieurs voyages, avant que mon grand-père eut sa 2 CV Citroën, toute la famille lorsqu’il s’agissait de dépasser les dix kilomètres autour de la ville ou lorsque notre destination ne se situait pas sur la petite ligne de chemin de fer qui la traversait. Si les adultes occupaient le siège avant disponible, les enfants étaient entassés, derrière les deux sièges, dans un minuscule espace vide. Je sens encore aujourd’hui l’odeur puissante d’essence que nous supportions car ces sorties étaient exceptionnelles mais qui nous rendait inévitablement malade et obligés de vomir à destination. Situation qui, mêlant inextricablement plaisir et déplaisir, envie et rejet était comme une métaphore de l’existence car nous n’avions pas le choix d’accepter ou de refuser, nous devions obéir mais nous savions aussi qu’au bout de cette torture olfactive d’une approximative demi-heure de trajet nous allions trouver une pleine journée de plaisirs divers.

Cet oncle était bachelier — comme ma mère je crois —, situation assez rare à l’époque. Il était ainsi ami de la plupart des hommes qui comptaient alors dans la petite ville avec lesquels il jouait régulièrement au poker. Mais, n’ayant pas leurs ressources financière, il lui arrivait de faire des emprunts temporaires et non déclarés à la caisse de sa banque. Il finissait toujours par les rembourser et cela aurait pu durer longtemps si, je ne sais qui, un jour, s’en aperçut. La faute se régla à l’amiable, sans appel à la justice, mais il dut démissionner. Je ne sais ce qu’il fit pendant un certain temps, mais, après quelques années, il devint paradoxalement instituteur et, débutant dans ce titre, nommé dans les écoles les plus invraisemblables du département : celles qui étaient régulièrement bloquées par la neige, celle ou tous ses élèves appartenaient à la même famille nombreuse, celles qu’il ne pouvait atteindre qu’après plusieurs heures de marche, celles où il n’y avait qu’une seule classe pour tous les enfants quel que soit leur âge. Il racontait assez souvent, que, faute d’autre personnel compétent à une distance raisonnable, il lui avait même fallu aider une femme à accoucher dans sa voiture alors qu’il s’efforçait de la conduire à l’hôpital de la ville. C’était pour moi un personnage haut en couleur que j’aimais beaucoup, qui m’a laissé une impression forte et qui, malheureusement, suite à de nombreux accidents de la vie, mourut trop jeune pour que je puisse réellement l’apprécier.

10 septembre 2019

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Mais il est trop tôt pour plonger dans la pré-adolescence car je n’en ai pas fini avec mon enfance. J’étais un enfant très fermé constamment dans son armure et j’avais la réputation d’être insensible. Aussi on me traitait facilement d’égoïste ce que je ne crois pas avoir été mais il est difficile de lutter contre sa réputation. Il est vrai que je riais peu, pleurais encore moins ce qui ne m’empêchait pas de me mettre en colère et de savoir tenir tête parfois au-delà du raisonnable. Mon grand-père et ma grand-mère nous aimaient trop pour savoir, malgré le fouet toujours pendu à la cuisine et qui ne servit jamais réellement, nous appliquer une vraie discipline. Notre mère était absente et nous voyait trop peu pour avoir une quelconque influence et, quand elle nous voyait, quand, circonstance extraordinaire, elle se promenait avec nous, c’était qu’elle espérait bien en retirer quelque compliment pour elle-même, soit que les commerçants la flattaient sur sa beauté et son élégance, s’étonnant qu’elle ait déjà deux enfants de notre âge ; soit que nous étrennions quelque habit neuf et qu’elle était fière de pavaner en montrant combien elle nous soignait bien ; soit encore, à quelque événement scolaire comme la fête de l’école primaire ou la distribution des prix au lycée, pour s’entendre dire combien j’étais intelligent comme si elle y était vraiment pour quelque chose. L’apparence, la montre était tout pour elle. Certainement sa façon de faire face à une vie qui ne l’avait pas ménagée. Notre beau père lui, quand elle se remaria ne fit jamais preuve d’autorité à notre égard. Il s’occupait de nous, était très attentif tout en restant un peu distant comme s’il ne voulait pas s’immiscer dans des relations qui s’étaient construites avant sa venue parmi nous. Mon frère était plus doux, plus tendre, il avait le doux sourire que j’étais incapable d’arborer. Aussi, si toute la famille me considérait comme le petit cerveau du couple, mon frère était l’enfant parfait, agréable, toujours désireux de faire plaisir et plutôt obéissant. J’avoue que j’en ai parfois abusé d’autant que sans difficulté, grâce notre différence d’âge, j’étais le plus fort et qu’il n’avait pas l’esprit de revanche parfois jusqu’à l’excès. La circonstance la plus grave où il a manifesté ainsi cet esprit de sacrifice, dont je me souviens avec force, dont il se souvient parfaitement aussi, l’ayant, tout au long de notre vie, avec un sourire complice légèrement amer, évoqué en diverses circonstances comme pour me dire « souviens-toi bien que je ne t’ai jamais trahi, que je ne te trahirai jamais » est cette journée ou, involontairement je lui ai fait casser un poignet. Je devais avoir dix ans, il devait en avoir huit et nous étions, avec un autre camarade, partis avec nos petits vélos d’alors sur un chemin de montagne, sur une montée d’environs trois kilomètres très pentue et très caillouteuse, on l’appelait le chemin des chômeurs, qui était notre itinéraire habituel pour rejoindre deux villages abandonnés sur la causse mais dont la plupart des habitations étaient encore intactes et que nous considérions comme un terrain de jeu de la bande, quelque chose comme une base secrète dont l’aspect secret tenait surtout à leur distance de la ville qui exigeait un vrai effort pour les atteindre car après la difficulté de la montée il fallait parcourir encore trois ou quatre kilomètres, sur le plateau dans des chemins de forêt et ne pas se perdre car ils étaient nombreux. Aussi n’y accédaient guère que ceux qui avaient un vélo ou qui partaient tôt le matin. Nous discutions tout en pédalant, je ne sais de quoi, comme cela arrivait souvent, notre discussion a très vite tourné en dispute. Il me tenait tête, certainement sur un point de débat sans importance car je l’ai oublié. Quoi qu’il en soit, en pleine côte, je l’ai poussé. Il est tombé. Il a certainement essayé de protéger sa chute en tendant sa main gauche mais le terrain était difficile et rempli de cailloux. Il pleurait, se tenait le bras en gémissant, il était devenu tout pâle, incapable de remonter à vélo. Avec notre copain nous avons compris qu’il fallait aller chercher du secours et il s’est proposé de le faire. Il est allé chercher notre beau père mais la ville était à quatre ou cinq kilomètres et le chemin sur lequel nous étions était inaccessible aux voitures. Je suis donc resté un long moment seul avec mon frère. J’essayais de le consoler, je voyais bien qu’il souffrait. Nous avons décidé d’avancer un peu sur le chemin, moi poussant à pied les deux vélos, lui faisant, en grimaçant, un pas après l’autre. Quand il a cessé de pleurer, il me dit : « il faut dire que je suis tombé tout seul ». Bien sûr cela m’arrangeait mais je doutais qu’il tienne parole. Pourtant plus de soixante ans après, cette mésaventure est restée notre secret et même, malgré les demandes insistantes de la famille qui, nous connaissant, se doutait bien que cet accident était étrange, il n’a jamais vendu la mèche. C’est ainsi que nous avions pris l’habitude de nous protéger l’un l’autre faisant corps, lorsque nécessaire, contre les adultes de notre entourage.

Le seul d’entre eux qui, parfois, quand il était là, mais il avait sa propre famille, essayait de faire preuve d’autorité était l’aîné de mes oncles qui nous adorait, mais trouvait qu’on nous laissait quand même trop la bride sur le cou.

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