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Devoir de vacance
13 août 2019

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Ainsi, si je remonte dans ma plus lointaine enfance, à l'aube même de ce que l'on peut appeler ma mémoire, s'imposent deux images distinctes dont je ne saurais dire laquelle précède réellement l'autre. Vouloir se rappeler de tout ?… Est-il possible de revivre ?

La première est celle d'une vieille femme assise dans un fauteuil, et l’image que j’en conserve me fait penser qu’il s’agissait d’un fauteuil Voltaire au dossier haut. La peau de son visage est fripée comme ces pommes reinettes que mes grands parents déposaient dans leur grenier pour les conserver le plus longtemps possible. Elle porte une toute petite coiffe de dentelle noire, parle lentement d'une voix faible et fatiguée. Nous — mais qui étaient ce nous ?…— sommes venus la voir quelques maisons en contrebas de l’appartement de mes grands parents, trois marches hautes sur la rue devant la maison puis un petit escalier de bois étroit aux marches de bois craquantes. Quelqu'un, dont je ne revois rien, me portait dans ses bras : je devais donc avoir moins de deux ans et d’ailleurs je ne me souviens pas de la présence de mon frère. La vieille dame est dans une petite pièce où se trouve une cuisinière de bronze et un lit, surmonté d'un épais édredon rouge, qui me paraît étrangement haut perché au point que je me demande comment elle fait pour s'y coucher. On m’approche pour que je l’embrasse ce que je fais à contrecœur puis, plus rien, ma mémoire est arrêtée là. Ce n’est que des années plus tard, en interrogeant ma grand-mère, que j’appris qu’il s’agissait de mon arrière-grand-mère maternelle qui, bien malade, devait décéder quelques jours plus tard.

La seconde est celle d'un homme également assis dans un fauteuil. Je me revois entrant dans ce qui avait dû être quelques siècles auparavant une salle d’apparat de l’immeuble, une grande pièce avec de grandes fenêtres toujours closes et que, dans la famille on nommait la grande salle à manger. Pièce interdite à mes jeux car contenant quelques babioles jugées précieuses et où je n’entrais que si on me demandait de le faire. Je cours vers cet homme qui me prend sur ses genoux, car il tend à ma convoitise un objet étrange, un gyroscope doré dont la tranche de la roue est peinte d'un vert métallique. Je ne revois rien d'autre, ni son visage, ni ses mains, ni ses vêtements : car si l’image du gyroscope est précise, il ne s'agit que d'un concept d'homme. Mais, comme dans la certitude indubitable des rêves, je sais qu'il s'agit d'un homme. Je ne sais pas davantage quel âge je peux avoir, comment je suis vêtu, pourtant à ma façon d’être sur ses genoux, au bonheur d’y être, je devrais avoir entre deux et trois ans car, là encore, de cette scène, mon jeune frère est absent… Ce que je revois avec le plus de précision, outre le gyroscope, c'est le fauteuil dans lequel cet homme est assis, un des deux fauteuils art déco qui se trouvaient dans la "grande salle à manger" de mes grands-parents à l'habillage de velours imprimé mêlant des formes géométriques dorées à d'autres dans divers tons de brun : rectangles, cercles, losanges… Ce n’est là encore que quelques années plus tard que j’appris que c’était mon père, dont je n’ai aucun autre souvenir, venu en permission, et qu’il devait être tué quelques mois plus tard.

Dans les deux cas, je n'ai aucun souvenir de paroles comme si je n'avais pas alors accès à cette faculté humaine ou j'avais déjà cette faculté d'abstraction qui me caractérise lorsque la conversation ne présente aucun intérêt ou encore comme si les deux morts pressenties, les deux absences étaient déjà comprises dans l’absolu de leur silence.

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