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Devoir de vacance
14 août 2019

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La propreté, la saleté, sont des concepts idéologiques. Nous étions sales mais nous ne le savions pas. Nous étions dans le seul état où nous pouvions être. Les adultes ne se lavaient guère plus que nous, mais ils se salissaient beaucoup moins. La saleté faisait consubstantiellement partie de l’enfance qui nous autorisait à jouer tout le temps et n’importe où. Nous combattre avec des boules de boue n’était pas différent de se battre avec des boules de neige ou n’importe quel autre projectile et nous ne choisissions pas les terrains sur lesquels nous roulions lors de nos corps à corps. Je dois dire aussi que les fermes où il m’arrivait d’aller avec mon grand-père, comme celles de son village natal, à quelques kilomètres de la ville où il nous amenait dire bonjour à d’anciens amis ou frère d’armes nous paraissaient bien sales alors que nous n’étions pas bien difficiles. Mais, avec le tas de fumier devant l’entrée, l’enclos des volailles, etc. leurs odeurs fortes et la négligence générale nous aurions eu l’impression d’être propres si cette notion avait signifié quelque chose pour nous.

J’ai ainsi un souvenir assez précis de l’une d’entre elle qui appartenait à un compagnon d’enfance de mon grand-père, un homme petit, chétif, malingre, à la moustache hirsute lui dévorant la bouche, affligé d’une bosse, portant le même vêtement de travail que je lui ai vu à chacune de mes visites — on appelait alors ce vêtement une salopette, terme qui en l’occurrence était parfaitement approprié — et la même casquette crasseuse, et qui pourtant, bien que célibataire, réussissait à survivre des produits de sa petite ferme. Comme elle était proche de la voie de chemin de fer qui empruntait la vallée et que, à cette époque, bien qu’il n’y ait pas d’arrêt officiel, il suffisait de faire signe au conducteur de la Micheline pour qu’il s’arrête, c’était pour nous une destination naturelle lorsque l’on voulait s’approvisionner en pommes de terre, en pommes ou en poires. L’hospitalité et la camaraderie étant ce qu’elle était il était impossible d’aller chez lui sans partager un verre, de vin pour mon grand-père et pour moi d’un vague jus de pomme à peine filtré qu’il produisait lui-même. Je n’entrais jamais là sans une sorte de répulsion mais la douce et discrète pression de mon grand-père sur mon dos me faisait bien comprendre qu’il n’était pas question d’y échapper. Ce fermier vivait dans une seule pièce à la fois chambre à coucher, cuisine, salon (si ce mot peut avoir un sens dans ce contexte) où une immense cheminée servait pour la cuisine et le chauffage. Les murs étaient noirs de suie, par l’unique fenêtre ne passait qu’une lumière blafarde tant sa saleté filtrait efficacement les rayons du soleil. L’unique lourde table en bois massif (de celles que vers les années 80 les brocanteurs venus du sud échangeaient contre des tables en formica), encadrée de deux bancs culottés par des générations de fesses, était couverte d’un tas de détritus, fragments de journaux, épluchures, reste de repas, vaisselle pas encore lavée et tout cela sentait très fort, mélange d’odeur des deux chiens qui entraient et sortaient à leur guise, du sot ouvert qui sous un évier taillé dans un bloc de pierre n’avait pas été vidé depuis plusieurs jours, de pipe froide, de vieillard. La pièce était envahie par de grosses mouches bleues qui nous harcelaient sans cesse et contre lesquelles pendaient du plafond des tortillons de rubans collants où elles venaient se prendre continuant leur bruit incessant tant qu’elles n’étaient pas mortes. Par terre des crottes ici et là que je croyais d’abord de moutons jusqu’à ce que je comprenne qu’il s’agissait en fait de souris… Il fallait s’asseoir autour de cette table et assister en silence à leurs longs échanges en ce patois local que mes grands parents refusaient d’utiliser avec mon frère et moi et dont les maîtres nous interdisaient l’usage dans les frontières de l’école. Mon grand-père qui ne fumait pas la pipe lui offrait une ou deux cigarettes tout en buvant du mauvais café « chaussette » que son hôte faisait pour lui. Enfin, mais il fallait bien attendre une demi heure ou trois quart d’heures durant lesquels je n’avais rien d’autre à faire qu’à inventorier la pièce, et la comparer à l’appartement de mes grands parents qui me semblait alors d’un luxe extraordinaire, enfin venait la délivrance. Celle que je préférais était quand nous venions chercher des pommes ou des poires car il fallait les cueillir nous-mêmes et j’adorais grimper dans les arbres pour secouer leurs branches et les faire tomber. Nous étions une famille de chasseurs-cueilleurs et nous avions l’habitude de ramasser tout ce qui, susceptible d’être mangé, pouvait l’être.

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