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Devoir de vacance
14 août 2019

13

Une fois lâché le frein, le moulin des souvenirs n’arrête pas de moudre sa farine et, un souvenir en amenant un autre, de me faire revivre divers épisodes de cette enfance dont la vieillesse me rapproche. On a toujours moqué le radotage des vieillards qui reviennent sans cesse sur leur passé. Et voilà que j’en suis là. Mais je ne peux pas toujours, sans cesse, nager et pédaler, il faut bien remplir les quelques dix huit ou dix neuf heures de veille dont, dans la solitude, chacun de mes jours sont faits. Alors écrire ou regarder la télévision ou jardiner, et comme le voyage m’intéresse de moins en moins, le premier de ses choix me semble encore le moins difficile. S’adonner à quelque chose comme du tourisme mémoriel, pourquoi pas ! Mais plus de lamentations, vivre c’est résister et je n’ai pas, pas encore complètement la tentation de disparaître.

Il y avait sur le vaste plateau granitique presque sinistre qui était au nord de la ville, une petite ferme où mon grand-père m’avait aussi amené deux ou trois fois. Je ne sais trop pourquoi mais je sais que nous allions dans ce coin de campagne parce que mon grand-père connaissait un endroit à cèpes. Secret de famille aussi bien gardé que celui où il trouvait des pieds de mouton, celui des girolles, ou des chanterelles ou des girolles. Bref, il savait où trouver tous les champignons comestibles de la région au point que, pour certains événements on lui en passait commande. Il gérait en effet la campagne sauvage comme une propriété personnelle et jamais, à cette époque, aucun propriétaire du terrain n’aurait songé à s’y opposer. Il est vrai, qu’en retour, il rendait quelque petit service comme transmettre un message ou rapporter quelque menu objet de la ville. Je ne suis pas loin de penser aujourd’hui que, si dès mes neuf-dix ans il m’emmenait avec lui ce n’était que pour transmettre ses connaissances. Il ignorait bien sûr que le monde allait changer, la campagne être découpée par des barbelés, les passages sur les terres interdits, la restructuration agricole détruire bien de ses lieux secrets. Bref l’économique prendre le pas sur le vivre ensemble.

Il m’amena donc dans cette petite ferme pour une raison dont je ne saurais jamais rien d’autant que je ne la lui avais pas demandée. C’était la ferme d’une vieille femme, une veuve sans âge, vêtue de l’éternel tablier à fleurs délavées et dont il était assez difficile de deviner les couleurs d’origine tant la saleté l’avait rendu inconnaissable. Elle me faisait un peu peur car ses dents s’ouvraient sur deux ou trois chicots brunâtres, ses cheveux, ou du moins ce qu’on en apercevait sous un foulard qui aurait pu être un torchon de cuisine, hésitaient entre le jaunâtre et le blanc, sa voix était rocailleuse et elle ne parlait que le patois local. Tout cela me faisait inévitablement penser à une sorcière ou une de ses mystérieuses guérisseuses de campagne qui jouaient alors un rôle social non négligeable. Sa ferme où un tas de fumier accueillait le visiteur, sa maison dans sa ferme, était aussi noire de suie, sale, malodorante, pleine de mouches et de cafards que celle du petit bossu dont j’ai parlé précédemment, elle avait un vieux chien boiteux qu’elle rudoyait dès qu’il s’approchait d’elle mais qui lui servait néanmoins à mener au pré son unique vache dont la peau disparaissait sous une couche sèche de bouse craquelée comme la surface d’un crumble à la merde. Des poules, que le chien chassait en courant et aboyant après elle, provoquant de bruyants caquetages, entraient et sortaient sans cesse de la maison déposant leurs déjections ça et là. Tout sentait l’abandon et la désespérance. Mais les rites sont les rites. Elle aussi offrait à mon grand-père un verre d’un mauvais vin des plus ordinaires qu’il était cependant habitué de boire et qui ne le rebutait pas. Généralement elle m’offrait un petit bol du lait de sa vache qu’elle prenait avec une petite louche dans la jate où elle déposait sa traite quotidienne à la surface de laquelle, bien souvent, s’étaient noyées quelques mouches qu’elle évitait soigneusement de prendre. Tout ceci ne me tentait guère, mais il n’était pas question de refuser sous peine d’un froncement de sourcil de mon grand-père me rappelant que l’accepter faisait partie de la sociabilité campagnarde de base.

Un jour, elle m’offrit son lait dans un petit bol qui était ébréché et, comme toujours, je l’examinais soigneusement pour voir de quel côté boire, cherchant à éviter les traces qui montraient un lavage des plus sommaire. Je me dis qu’il serait peut-être judicieux de boire par l’ébréchure, ce que je fis. J’entendis alors la voix éraillée de la vieille fermeture dire quelque chose en patois à mon grand-père qui, riant, me traduisit aussitôt : tu fais comme elle, tu bois par l’ébréchure. Je n’étais pas un grand fan de l’hygiène mais l’idée que je buvais à l’endroit même où cette vieille sorcière avait posé ses lèvres sales me révulsa et je recrachais sur la table le lait que je venais de boire. Pour m’excuser, mon grand-père, qui devait avoir compris, me tapa aussitôt dans le dos pour faire comme si j’avais avalé de travers et me demanda de m’excuser, ce que je fis disant que je n’étais pas habitué de boire un lait aussi fort.

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