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Devoir de vacance
14 août 2019

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La connaissance que j’ai de mon enfance est approximative, parfois même entachée de complaisance, quelques ilots de souvenirs dans un océan d’oubli. Pourtant dans la mesure où je ne peux demander à quelqu’un d’autre ce qu’elle fut réellement, je n’ai d’autre choix que d’en livrer un récit décousu pouvant même parfois paraître incohérent dans son absence de suites logiques. Mais ce n’est pas parce qu’il m’est difficile de me connaître que je ne vais pas poursuivre, essayer de faire ressurgir, au rythme des mots, ce monde si lointain de mon enfance.

J'ai toujours considéré comme suspecte cette capacité infinie de mémoire dont font preuve certains écrivains capables, non seulement de se souvenir avec une précision extrême de quantité de faits très lointains, mais aussi de se remémorer sans hésitation l'intégralité des réflexions, souvent au-dessus de l'âge qu'alors ils s'attribuent, des pensées ou des raisonnements qu'ils ont pu avoir à l'âge de sept ou neuf ans. Se souvenir n'est certainement dans ce cas que se construire une mémoire sans laquelle ils n'auraient pas de béquilles suffisamment solides pour vivre l'irrationalité de leur présent. Ma mémoire, elle, est pleine de trous, de vides, de plages d'absence et c'est certainement ce que je trouve de plus intéressant en elle car ces creux sont autant de territoires abandonnés à la mémoire imaginaire, la seule qui vraiment m'importe et me permet, ancrée dans la vraisemblance des quelques pieux solides qui restent, de reconstruire mon passé donnant ainsi au réel cette part de rêve sans lequel il serait rapidement invivable. Le plus intéressant est que je finis par y croire moi-même ne sachant bientôt plus, tant cet imaginaire est constitutif de ma personnalité réelle, lesquels parmi mes souvenirs, relèvent de l'histoire, lesquels relèvent de la fiction. L'homme ainsi se construit sur les absences qu'il comble. Je ne me souviens même pas toujours du rêve de ma nuit précédente, ou du moins, pour m'en souvenir quelques heures, faut-il encore que dès le réveil, je le remémore, peut-être même le remette en ordre opération qui, de toutes façons, ne peut que me rendre soupçonneux quant à la qualité réelle, l'exactitude, de ce souvenir recréé. Je ne me souviens plus du tout des inconnus rencontrés, de la couleur des yeux des femmes qui m'ont plu dans le métro ou de l'aboiement de tel ou tel chien qui m'a un moment agacé… Ma tête est une machine à créer de l'oubli.

Je ne peux donc en aucun cas construire un récit linéaire allant tranquillement d’un moment à l’autre, mais seulement livrer dans un désordre que je ne chercherai pas à discipliner les fragments souvent flous qui me viennent pour une raison ou une autre. Ainsi je ne voudrais, en aucun cas, faire percevoir dans ce récit une vue misérabiliste de l’enfance car je n’ai pas vécu la mienne ainsi : j’ai été un enfant heureux et, quand j’y pense, comparant ma situation à celle qui fut la vie de la plupart de mes camarades d’alors, privilégiée car mes grands parents n’étaient pas les plus pauvres du quartier et, sous certains aspects, auraient pu passer pour des petits bourgeois.

En témoigne leur appartement qui bien que sans chauffage, sans salle de bains, sans toilettes propres était bien plus vaste que ceux de tous mes camarades et si mon jeune frère a passé pendant des années, ses nuits dans le même lit que ma grand-mère, vers huit ou neuf ans, quand le plus jeune de mes oncles avec qui je partageais ma chambre s’est marié, j’ai eu la mienne personnelle ce qui était à la fois un confort et un vrai malaise. En effet, cette chambre avec son plafond très haut, glaciale en hiver, fraîche en été, était située au fond de l’appartement et donnait sur la petite cour intérieure de l’immeuble. Pour y accéder, venant de la pièce à vivre qu’était la cuisine, il me fallait traverser la grande salle à manger qui faisait aussi office de chambre pour ma grand-mère puis traverser un long corridor toujours obscur que de grandes étagères pleines de cartons et de coffres occupaient en hauteur. Un grand rideau, qu’un courant d’air permanent agitait sans cesse dissimulait ce qui avait été autrefois la porte d’accès noble et, enfant imaginatif, je ne pouvais m’interdire de penser que quelques uns des monstres qui figuraient dans l’un ou l’autre des récits que je lisais, s’y dissimulait prêt à me saisir au passage. Aussi avant d’ouvrir la porte qui y donnait accès, je prenais chaque fois quelques secondes pour me préparer. Alors j’ouvrais cette porte et courrais le plus vite possible, passant devant la chambre toujours fermée de mon grand-père, jusqu’à la porte de la mienne redoutant de ne pas l’ouvrir assez vite. Cette chambre était alors comme un refuge même si je ne m’y sentais pas totalement rassuré car ses murs étaient recouverts d’un papier peint style 1930 portant, dans diverses nuances de bleu et d’argent, des losanges emboîtés les uns dans les autres dont, je ne sais pourquoi, je m’étais persuadé qu’il s’agissait d’une armée d’esquimaux en train de m’épier. Il fallait donc me précipiter dans le grand lit, sous l’énorme édredon rouge et m’enfouir le plus possible dans ce qui était comme mon nid. J’aimais ainsi particulièrement l’hiver quand le lit était glacial et que, pendant je me racontais des histoires dont j’étais le héros, la chaleur de mon corps le réchauffait lentement introduisant ainsi la torpeur du sommeil.

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