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Devoir de vacance
14 août 2019

15

Cette chambre où j’ai dormi seul pendant six ou sept ans occupe une place importante dans mes souvenirs et je ne sais plus par quel bout prendre ce qu’il faudrait que j’en dise.

C’était, à mes yeux d’enfant, une pièce immense et je pense aujourd’hui qu’elle devait ne constituer qu’une partie de la pièce traversante de réception de l’étage noble de l’immeuble car la chambre de mon grand-père qui la scindait en trois parties n’avait que des cloisons de bois et le mur qui donnait sur ma chambre était dans sa partie haute fait de vitre. De plus, comme je crois l’avoir déjà dit, une porte condamnée, transformée, par des étagères, en bibliothèque donnait, si j’en jugeais par les bruits qui en parvenaient, dans la chambre d’un voisin, un vieux monsieur, grand père d’un de mes camarades de bande. J’étais ainsi cerné par les vieillards et habitué, toutes les nuits, à écouter leurs ronflements, crachotements, toux, toussotements, expectorations, mictions et autres bruits divers du corps humain. Mon grand père se levait aussi souvent dans la nuit et, de temps en temps, sa lumière me réveillait, je l’entendait alors utiliser son pot de chambre, m’amusant lorsque des bruits identiques provenant de chez le voisin montraient une sympathie involontaire. Ces bruits humains me distrayaient et me rassuraient car ils semblaient former comme une barrière à la menace constante des esquimaux qui, animés par les lueurs provenant de ma grande fenêtre, semblaient vouloir sortir des murs pour se jeter sur moi. Je me souviens encore, comme s’il s’était inscrit dans mon corps, des mouvements d’enroulements voluptueux que je faisais alors dans mes draps rêches pour m’enfouir à leur plus profond sous le poids de mon énorme édredon rouge. Je dormais peu, aujourd’hui encore je dors peu et je peuplais mes heures d’éveil de ces multiples histoires que je me racontais me transformant en héros fonçant dans les airs à la poursuite des méchants ou me débattant dans des jungles improbables à la recherche de trésors cachés. Les deux s’entremêlant sans cesse, je ne sais pas qu’elle était alors la part véritable du rêve et celle du récit éveillé comme si je rêvais éveillé ou si je vivais en dormant. Toute mon enfance il me semble que j’ai ainsi traversé la vie dans quelque chose comme une participation pleine aux événements et une constante mise à distance par l’observation et l’imaginaire. Car, comme tous les enfants je suppose, je vivais au moins autant dans l’imagination que dans le réel traversant l’existence dans un écart constant d’avec ce qu’elle proposait comme si, en moi, mon double me regardait vivre.

Par ailleurs, autre particularité de cette pièce, la fenêtre de ma chambre donnait sur la petite cour toujours ouverte à l’arrière de l’immeuble et il n’était pas rare, tôt le matin ou tard le soir, que des camarades viennent m’éveiller, jetant de petits cailloux contre les vitres pour me demander de les rejoindre ou me faire parvenir un message au sujet des décisions de la bande pour le lendemain. Je me sentais alors prisonnier car la fenêtre était trop haute pour m’échapper et rien sur le mur ne me permettait d’en descendre. Dès l’âge de 10 ou 11 ans, je savais sortir par le balcon de l’autre côté de l’appartement car il était soutenu par des reprises en fer forgé auxquelles je pouvais me pendre puis me laisser tomber, mais pour l’atteindre il me fallait affronter le noir du corridor, longer la chambre de mon grand-père, traverser la chambre de ma grand-mère, aller dans la petite salle à manger, ouvrir la porte-fenêtre… toutes choses qui représentaient un vrai défi et que je n’ai dû faire qu’une ou deux fois.

Ma chambre était peu meublée, un grand lit à barreaux de fer ornés de boules dorées que j’aimais bien dévisser, un meuble de toilette, peut-être un fauteuil — mais sur ce point ma mémoire est défaillante car je n’en conserve aucune image — et surtout la porte-armoire-bibliothèque qui me semblait renfermer le trésor de livres inépuisable de toute la famille, notamment un grand nombre d’ouvrages de la collection Nelson, petits ouvrages au format poche à la couverture beige cartonnée, qui me proposait des titres aussi passionnants que Robinson Crusoe, Les aventures de Mr Pickwick, L’île au trésor ou Quo vadis… Je trouvais là aussi, les six grands volumes à couverture vert très foncé, de l’Encyclopédie Quillet que, n’ayant jamais pu intellectuellement m’en séparer, je possède encore où je trouvais, me semblait-il alors, des réponses à presque toutes les questions que je me posais sur le monde. J’y trouvai aussi un jour, en fouillant dans les livres cachés sous les livres de premier rang un ouvrage intitulé Kamasutra, ouvrage qui me valut une certaine estime de nombre de mes camarades et dont les nombreuses illustrations ne manquèrent pas de m’intriguer me demandant qui de mes grands parents, de mes oncles ou de ma mère avait pu l’acheter et n’imaginant aucun d’entre eux capable de réaliser les positions acrobatiques qu’il présentait. Quoi qu’il en soit, cette initiation sexuelle involontaire me permit plus d’une fois, l’âge de la puberté atteint, de nourrir les fantasmes que j’entretenais sous mes draps à la lumière d’une lampe de poche.

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