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Devoir de vacance
15 août 2019

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Imaginez ceci, nous sommes en 1948, vous avez entre six et sept ans, vous quittez enfin l’école maternelle religieuse pour entrer à l’école primaire laïque. Tout le monde vous dit que vous allez être grand, que vous allez être un homme. Bien sûr, vous en êtes fier mais, en même temps vous ne pouvez manquer d’éprouver une certaine crainte car vous ne savez pas ce que cela signifie vraiment. Vous sentez cependant qu’il est temps d’être vraiment admis dans la bande de votre quartier après laquelle, dès que vous avez pu sortir seul, vous courez, accepté dans certaines de ses activités mais rejeté pour d’autres d’autant que votre petit frère ayant deux ans de moins vous colle aux basques. Il ne faut pas rater ce passage qui engage votre avenir dans le quartier et à l’école parce que vous entendez les récits des plus grands qui racontent les bagarres et les coups bas dans la cour de récréation et vous comprenez que vous aurez besoin d’une certaine protection et que, pour ça, votre appartenance à la bande du quartier est indispensable. D’autant que presque tous ses membres vont à l’école publique gratuite. Seuls les fils de commerçants ou de fonctionnaires catholiques paient à leurs enfants l’école primaire des frères. Vous entrez sans en avoir encore totalement conscience dans un monde de mâles car même si, à l’école maternelle, filles et garçons sont dans deux écoles différentes, l’autorité était représentée par des religieuses dont la tenue affirme la féminité. Vous savez que désormais vous serez, entre garçons, au main des maîtres, des hommes qui, au dire de vos camarades plus âgés agissent comme tels, sans douceur, avec fermeté et parfois même un peu de rudesse et vous savez qu’il ne faudra en attendre aucune pitié. C’est un peu terrifiant, mais c’est ainsi et vous avez en tête l’image des pères de certains camarades dont la violence, surtout lorsqu’ils ont  un peu bu, peut être redoutable. Vous entendez parler de coups de pieds, de gifles, de coups de règles sur les bouts des doigts, d’enfermement dans un placard, un grenier, une cave. Vous savez que ce monde là est celui dans lequel vous entrez sans retour et qu’il va falloir l’affronter. Alors, il vous faut absolument la protection de la bande, la camaraderie de la bande qui aide à tout supporter, le consolation de la bande même parfois et son assistance pour vous aider à vous cacher, confirmer vos mensonges auprès des adultes, vous protégez des garçons adverses. D’autant que sur ce terrain va surgir une rivalité qui jusque là vous avait épargné, celle entre élèves de l’école religieuse et élèves de l’école laïque et qu’elle peut vous surprendre n’importe quand, n’importe où. Vous avez besoin de vous savoir entouré car il faut, en ces matières, toujours s’interdire de faire intervenir les adultes.

Les bandes ne fonctionnent pas comme des ordres militaires, il n’y a pas, à proprement parler de demande officielle de participation, d’épreuve fixe, d’exploit à accomplir à tel moment. En faire partie repose sur des notions plus floues, peu codifiées mais cependant aussi rigides. Ainsi, alors que la bande, sous l’impulsion des grands, décide d’aller accomplir telle ou telle action comme voler des cerises sur un arbre dans telle ou telle propriété des abords de la ville ou jouer un mauvais tour à tel ou tel commerçant, vous vous entendez dire : « pas toi tu es trop petit » et vous n’avez d’autre solution que d’affirmer que vous n’êtes pas trop petit, de prouver que vous avez grandi et que vous êtes digne de participer à l’action jusque là interdite. C’est alors qu’un des plus grands propose une épreuve : « d’accord, si tu fais ça, tu peux venir avec nous », l’action demandée dépendant fortement du contexte et de la période à laquelle vous êtes, depuis « aller mettre une boule de neige dans le cou de la fille de la boulangerie, voler chez soi des allumettes ou des bougies » jusqu’à « trouver cinq francs pour acheter des bonbons ou grimper au sommet du monument aux morts ou insulter la cohorte de séminaristes lorsqu’ils vont à la cathédrale». Certaines de ces épreuves sont cependant rituelles et vous savez que dans un an ou deux, il vous faudra prouver que vous êtes capable de passer, par les toits, au cinquième étage, d’un immeuble du quartier à un autre, de libérer des hannetons dans tel ou tel commerce, de verser du vinaigre dans les bénitiers de la cathédrale… mais pour l’instant vous n’en êtes pas là. D’une certaine façon les épreuves sont proportionnées à votre âge. À moins, toutefois, que la bande, pour une raison ou une autre, souvent parce que vos parents sont rejetés par les autres parents du quartier, que vous êtes soupçonné d’être un mouchard, un pleurnicheur qui se plaint trop facilement à ses parents et se réfugie derrière eux, une fillette, pire une pisseuse, ou que vous n’habitez le quartier que trop récemment, ne veuille pas de vous.

Ainsi, ma première épreuve, j’avoue que je ne me souviens guère des autres car elles faisaient partie d’une certaine routine fut d’affronter la peur que représentait pour moi la traversée à la tombée de la nuit du jardin clos de mur, situé au bord de la rivière, dans le bas de la ville, d’un célibataire qui avait la réputation de tirer des coups de fusil sur tous ceux qui s’y risquaient. Même si de ces tirs nous n’avions aucune preuve. Mais la légende suffisait pour terrifier un petit garçon de moins de sept ans. Et pas question de tricher, la moitié de la bande m’accompagna au bord du jardin ; l’autre moitié m’attendait, les pieds dans l’eau au bord de la rivière. J’adoptai l’attitude des sioux vue dans les westerns que projetait le Royal, escaladait les deux mètres du mur, descendis dans le jardin aidé par la branche d’un arbre et traversai presque à raz du sol m’attendant à tout moment à recevoir un coup de fusil. Rien ne bougea dans la maison, l’obscurité continua à me protéger et en quelques secondes, aidé par l’irrégularité des pierres qui le constituait, sortis de l’autre côté. Bien qu’encore tremblant, j’étais très fier de moi. Je pouvais désormais partager la plupart des activités de la bande. Le seul problème allait être de réussir à me débarrasser de mon frère, au moins jusqu’à ce que, dans quelques années, lui aussi soit accepté.

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