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Devoir de vacance
15 août 2019

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Les souvenirs se renforcent et se maintiennent par les remémorations au sein des groupes qui ont vécu les mêmes événements : « tu te souviens du jour où… Non, je ne me souviens pas ou je ne me souviens pas bien… Mais si, souviens-toi, il y avait X… ou Y… », ou toute autre formulation de ce type dans lesquelles les mémoires s’affrontent : « Tu es bien sûr que c’était X… Mais oui, il venait de perdre sa mère ». Etc… Tout souvenir individuel s’appuie et parfois même s’enjolive, se construit dans une mémoire collective sans laquelle il perd une part de son intérêt. À ce sujet, je n’ai plus aucun contact avec mes amis d’enfance, je n’ai qu’une petite poignée de photographies, je vivais au sein d’une famille peu bavarde. Mes grands parents, ma mère ont disparu depuis longtemps et la famille de l’aîné de mes oncles s’est, il y a plus de dix ans, à la suite d’un dramatique enchaînement de circonstances qui n’appartiennent qu’à elle et dont je ne parlerai pas, totalement éteinte. D’où cette incertitude absolue devant ce que je rapporte n’ayant aucun moyen, ou presque, d’en conforter l’authenticité.

La matière des souvenirs n’est pas homogène : les vrais souvenirs, ceux qui résistent bien au temps, ne sont créés que par les moments forts de l’existence, quelquefois par ses traumatismes. Ce qui s’y maintient, ce sont des sensations et des sentiments, quelque chose de plus global, de moins factuel. Je n’oublierai ainsi certainement jamais le premier accident de voiture avec mon beau père ou la fois où un cousin breton manqua nous faire chuter en voiture dans un ravin de plusieurs centaines de mètres de profondeur. Sinon, la mémoire est une matière molle basée plus sur quelques savoirs ancrés dans les habitudes d’une vie quotidienne. Tout en elle constitue alors comme un fond fade et sans aspérités sans que rien, ou presque, ne s’en détache. Le souvenir de mes cinq ans d’école primaire est, par exemple, de cette nature. Il me semble que l’école débutait à huit heures et que j’étais éveillé une demi-heure avant, le temps de me passer un gant sur le visage, de vaguement me peigner, de prendre un bol de chocolat et une ou deux tartines, d’enfiler sur mes vêtements l’obligatoire tablier noir et, suivant la saison une veste ou un manteau, puis de parcourir les quelques cinq cent mètres qui me séparaient de l’école, rencontrant, ou non, au passage, des camarades qui venaient de vivre à peu près la même chose. Les journées s’y écoulaient toutes identiques : classe – récréation – sortie vers midi – retour à la maison pour déjeuner - vers une heure et quart, retour à l’école – classe – récréation – sortie à quatre heures et demie. Je sais tout ça mais, si ces quelques huit cent jours d’école me donnent aujourd’hui une telle impression de vide et de monotonie c’est qu’aucun moment en eux, ou presque, n’ont été suffisamment forts pour constituer un événement digne de se constituer en souvenir.

À la mort de ma grand-mère seule à conserver, sur les hautes et grandes étagères du corridor menant à ma chambre que j’avais si peur de traverser, ce que l’on pourrait considérer comme des archives familiales, je vivais à l’étranger. Qu’est devenu tout ça ? Sûrement récupéré en partie par mon peu bavard oncle cadet que je ne vois que très épisodiquement, en partie bradé à un brocanteur, lentement dispersé sur des marchés quelconques. C’est ce que j’aime en penser. Il est plus probable cependant qu’une grande partie a été mis à la poubelle.

Toute vie est ainsi faite d’une infinité de jours vides qui ne sont pas matière à souvenir, ce qui a pour conséquence de faire en grande partie reposer les récits autobiographiques sur les seuls moments saillants. J’ai ainsi passé de très nombreux après-midi de pluie ou de froid à construire sur mes meccanos des engins improbables, à construire avec mon frère des batailles de petits soldats qui, bien souvent, se terminaient en vraies disputes, à dévorer les livres de la collection Rouge et Or qui constituaient alors mes cadeaux préférés ou à peindre, à côté de mon grand-père qui adorait reproduire à la gouache les images des oiseaux qu’il connaissait si bien, des paysages d’invention. Je me suis livré à une quantité innombrable de poursuites et de bagarres dans les rues de ma ville, je me suis souvent baigné dans sa petite rivière, j’ai parcouru en tous sens le versant sud de la vallée, le plus sauvage, le seul à présenter de nombreux rochers et de petites falaises… Mais tout ceci ne compte pas vraiment et ne me semble pas digne d’être rapporté. Rester assis une heure ou deux au soleil sur un rocher à vaguement contempler la ville et la vallée tout en se racontant des histoires n’est pas un événement pas plus que ne l’est la cueillette des fruits rouges de l’églantier, que nous appelions des gratte-culs, soit pour que ma tante institutrice en fasse mes confitures préférées, soit pour s’en servir comme projectiles dans nos éternelles bagarres. Tout ceci, bien qu'ayant représenté des moments de bonheur ou de tristesse, s'est amalgamé dans un ensemble peu signifiant.

Malgré ce que pourrait en faire croire une parie de mon récit, nous vivions en fait une vie très paisible et routinière.

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