Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Devoir de vacance
26 août 2019

45

Longtemps, jusque vers l’âge de neuf ans, je n’ai pas compris ce que faisaient les adultes ni ce qu’ils voulaient vraiment car je vivais dans un monde imaginaire d’où ils étaient exclus et j’avais bien du mal à rejoindre, par nécessité, celui dans lequel ils vivaient. Mon univers était celui des livres découverts dans la porte-armoire-bibliothèque de ma chambre que je dévorais ou d’autres qui, pour l’essentiel, constituaient les seuls cadeaux que je recevais à diverses occasions. Ce monde de la fiction me paraissait en effet plus logique que celui dans lequel nous étions contraints de vivre : les choses, les événements, les personnages, bien que souvent différents sur bien des points des personnages réels qui m’entouraient obéissaient à des cohérences évidentes et les moindres choses y avaient un sens qui menait toujours à une conclusion logique. Il n’en était pas de même de ce monde dit réel dans lequel je ne comprenais pas pourquoi ma mère passait autant de temps à peindre ses jambes avec une décoction de mauvais thé dessinant ensuite avec une application extrême, à l’encre, ou avec un crayon qui ne servait qu’à ça, un trait vertical, sur l’arrière de ses deux jambes, montant du talon jusqu’en haut des cuisses. Je ne comprenais pas pourquoi, non plus, elle semblait attacher tant d’importances à nos coiffures alors que nous nous trouvions très bien décoiffés ce qui correspondait davantage à notre façon de vivre et à nos esthétiques propres. Pas plus que je voyais pourquoi toute ma famille s’insurgeait contre ma constante pratique, dont je ne me suis défait qu’à 70 ans en pratiquant une méditation douce, de ronger mes ongles, parfois jusqu’au sang, alors que cela aurait dû ne les concerner en rien et que cette pratique autosuffisante m’interdisait le risque quotidien de remontrances du maître d’école dans son examen matinal quotidien des mains de ses élèves et que, de plus, si on les laissait pousser devaient être coupés régulièrement. De même, si je me curais sans cesse le nez, y trouvant une satisfaction non feinte et pratiquant cet hygiène avec une certaine concentration comme en atteste quelques photos de cette époque, mes proches me tapaient souvent sur les mains pour que je les fasse servir à d’autres usages alors que, sinon, je me serais entendu dire qu’il fallait me moucher et pratiquer cette opération à l’aide d’un mouchoir traînant dans mes poches, très vite sale et devenu raide de morve en attente de son éventuelle lessive hebdomadaire. Dans cette époque d’hygiène très relative, je ne voyais pas où était le mal. Et tout ça alors même que mon grand-père arborait, tout au long de tous les jours, coincée à la commissure droite de ses lèvres, une cigarette à peine fumée, qu’il roulait lui-même à partir de gros brins de tabac gris extraits d’un emballage cubique, et qui, au cours des heures devenait noire de goudron.

Aussi incompréhensible, était le fait de devoir « se faire beau » en diverses circonstances parfois imprévisibles alors même que nous ne posions jamais aucune question d’esthétique nous trouvant bien dans nos pantalons et nos pulls troués qui nous donnaient une totale liberté d’action alors que, dans ces habits dits du dimanche, que nous ne trouvions pas spécialement beaux, nous étions, comme enfermés dans une armure sociale, totalement privés de mouvements et sans cesse sous des injonctions comme « attention à ne pas vous salir, ne faites pas ça, vous aller déchirer votre belle chemise, ne vous roulez pas par terre, tenez-vous bien, etc. ». Et parfois, sommés de nous tenir tranquille pour des photographies minuscules en noir et blanc qui nous indifféraient totalement et finissaient dans des albums ou pire, dans des caisses vite oubliées.

Les quelques disputes pécuniaires entre ma grand-mère et ma mère ou les fréquentes récriminations de cette dernière au sujet du fermage breton nous semblaient également appartenir à un monde aussi loin de nous que l’étaient les ivresses de notre grand-père rentrant assez régulièrement certains soirs à la maison, se tenant difficilement sur ses deux jambes, titubant d’un mur à l’autre ou soutenu par un de ses fils, le plus souvent l’aîné, mais parfois aussi les deux. Du même ordre étaient les ronflements, les éructations, les taux sèches, les crachats, les sons de mictions nocturnes traversant, des deux côtés, les parois de ma chambre, tantôt en alternance, tantôt en accord symphonique qui, au fond, me faisaient comprendre que tout était dans l’ordre normal des choses.

Par dessus tout, nous ne comprenions pas pourquoi, alors que nous n’avions rien à dire sur les nombreux manies incohérentes des adultes, ils avaient le droit ne ne pas respecter les nôtres. Le monde était ainsi, absurde sur bien des points et il fallait nous en accommoder même s’il nous arrivait parfois de regimber, de désobéir ou de n’en faire qu’à notre tête, comme ils disaient avec tantôt un ton de reproche mais bien souvent aussi de colère ou de remontrance.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité