Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Devoir de vacance
8 octobre 2019

64

Le gang des œufs durs, une histoire de vieux enfants ou de presque adolescents. Ce n’était plus la bande de mon enfance dont le royaume était la rue et qui rassemblait tout ce qu’il y avait de plus loqueteux dans mon quartier. Le gang des œufs durs était un groupe petit bourgeois et, bien que n’en ayons alors aucune conscience, une affaire de petits intellectuels car, plutôt que par une vie commune, nous étions liés par notre culture, ce n’était pas un regroupement de fait mais une association élective qui regroupait un fils d’instituteur, un fils de pharmacien, le fils du Directeur de la Banque de France, un fils de concessionnaire automobile, le fils du plus gros commerçant en vêtements de la ville, et moi-même. Le groupe était né lors l’épisode, dont j’ai déjà parlé, de notre révolte collective contre la dictature des cravates qui fut à l’origine de notre groupement car nous avions, tous les six, d’un commun accord, choisis de petits nœuds papillons très élégants de couleurs différentes mais tous fleuris et, surtout, munis d’élastiques qui évitaient d’avoir à faire les nœuds nous-mêmes car dont nous pensions qu’ils auraient pu avoir été portés par les gangsters que nous voyons, pour l’essentiel en noir et blanc, au cinéma comme dans L’ennemi public n° 1 avec James Cagney ou Le Violent avec Humphrey Bogart. Nous associons ainsi dans un même mouvement la révolte contre l’institution, notre amour du cinéma et les figures prestigieuses des gangsters à nœuds papillons qui incarnaient un monde très loin du nôtre. La création volontaire de ce club, qui en fait, malgré son nom n’avait rien d’un gang, s’était accompagnée d’une charte dont j’ai oublié la plupart des attendus qui définissait les conditions d’adhésion, même s’il n’y en eut jamais d’autres que celles des six fondateurs, les quelques lois que nous devions respecter en interne, comme le secret absolu sur nos actions et l’obligation stricte de ne jamais, quelles que soient les circonstances, dénoncer ou laisser accuser un membre. Le but du gang était essentiellement l’entraide dans des actions contre ceux que nous considérions comme nos ennemis, ce qui pouvait aller, d’un autre élève du lycée à un surveillant ou un professeur que nous détestions particulièrement.

Notre petit lycée d’une petite ville de montagne alors d’accès assez difficile et ne bénéficiant de presque aucun transport public si ce n’est le petit train qui, deux fois par jour, assurait la liaison entre deux voies plus importantes, une à l’est, l’autre à l’ouest, n’était en rien un poste recherché par la plupart des enseignants. Ceux-ci, à chaque rentrée, mise à part une poignée d’entre eux qui avaient choisi de construire leur vie dans cet environnement champêtre et paisible même si sans réel avenir, changeaient sans cesse. Nous récoltions ainsi, chaque fois, notre lot de professeurs débutants, d’auxiliaires, d’enseignants déplacés pour des raisons plus ou moins avouables. Le niveau, comme je pus m’en rendre compte plus tard en fréquentant d’autres établissement scolaires, n’était pas très élevé et il était assez facile d’y briller quitte à, ailleurs, plus tard, se rendre compte de notre faiblesse culturelle. Dans ce contexte nous n’avions pour nos enseignants ni réelle admiration ni attachement d’aucune sorte et, à notre façon, nous le leur faisions payer. Et c’est là que le gang intervenait. Nous avions, par exemple, en sixième une jeune professeure d’anglais magnifique, très blonde, dont je revois encore le manteau bleu assorti à la couleur de ses yeux qui émoustillait notre sexualité naissante et encore imprécise. Malheureusement ses cours étaient loin d’être passionnants, nous nous y ennuyions beaucoup. Nous avons donc décidé de la suivre le plus souvent possible en dehors du lycée pour voir comment elle vivait, simplement pour nous en vanter, faire comme si elle était de nos intimes, ce qui, évidemment, était loin d’être le cas, jusqu’à ce que nous découvrions qu’elle flirtait avec un jeune professeur d’allemand se donnant rendez-vous dans des coins discrets et isolés de la ville. Nous avons alors répandu cette nouvelle, allant jusqu’à graver leurs initiales dans un cœur sur quelques arbres de l’allée qui menait au lycée et, à partir de là, la plupart des lycéens, dans cette petite ville bigote, rétrograde, les regardaient en ricanant. Je pense qu’ils n’ont jamais compris d’où cela venait et, rétrospectivement, je trouve notre attitude inadmissible, mais c’était ainsi. L’enfance n’est en rien angélique et peut savoir être cruelle.

Moins condamnable peut-être fut la petite guerre que nous avons mené contre un professeur d’histoire-géographie qui devait avoir une quarantaine d’années. D’apparence très négligée, il était très agressif avec les élèves comme s’il détestait son métier. Plusieurs fois il arriva en classe ivre ou à la limite de l’ébriété. Il fut ainsi rapidement notre tête de turc car nous faisions, en classe tout ce que nous pouvions pour perturber un cours des plus ennuyeux. Notre gang jouait là de façon pernicieuse un rôle actif car nous nous réunissions pour imaginer les chahutages les plus inventifs possibles comme lâcher des souris, des hannetons au printemps, faire tomber des sacs de billes, déposer sur le poêle à gaz-oil des matières qui allaient fondre et empuantir l’atmosphère, dans la classe. Notre complicité inébranlable et active rendant très difficile la découverte d’un coupable et les enseignants étant trop peu sûrs d’eux-mêmes pour en référer au surveillant général et encore moins au proviseur, ne leur restait guère que la punition collective, arme à double tranchant, ou le silence. Ce professeur en fut tellement excédé que souvent il quitta la classe avant l’heure officielle, fut plusieurs fois absent et, un jour où il était réellement ivre, la classe ayant lieu dans un préfabriqué externe au bâtiment du lycée proprement dit, s’empara d’une des filles pour la jeter littéralement dehors. Nous étions, je dois le reconnaître, d’une cruauté intolérable et, depuis, je me suis souvent demandé si nos tortures n’étaient pas la cause même de son alcoolisme. Mais nous n’en étions alors pas conscients, persuadés, au contraire, de jouer un rôle de justiciers.

La vie de ce gang ne fut pas très longue, un an, un an et demie car, nos corps, nos intérêts et nos pensées évoluant, nous nous sommes peu à peu éloignés de ce que nous nous sommes mis à considérer comme des enfantillages. D’ailleurs, le lieu de réunion du gang était un des très vieux platanes dans le creux duquel nous pouvions nous tenir à trois ou quatre, d’une très longue allée, entourée de prairies abandonnées, qui menait du centre de la ville au lycée et qui a depuis longtemps disparu mais dont l’espace devint peu à peu, devant notre croissance rapide de jeunes adolescents, trop restreint comme si la nature nous faisait elle-même comprendre que nos jeux étaient dépassés.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité