Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Devoir de vacance
1 octobre 2019

61

À Clément

Il y a quelques jours je mangeais avec un de mes petits fils bon pianiste et amateur de rap et, un peu par provocation, je lui dis que quelques jours auparavant, en marchant dans le parc du château, je m’étais amusé à composer  sur le rythme d’une marche rapide, ce que je considérais comme un texte pouvant appartenir à ce genre. Ceux qui me connaissent ne seront pas étonnés que ce soit un texte combinatoire reposant sur deux cellules, une de huit syllabes « ne me demandez pas pourquoi » et une de six syllabes, par exemple « je ne peux plus la voir » dont toutes les rythmes étaient en « oir », « je n’aime que le noir, elle est mon désespoir, je ne veux pas la voir, je ne peux plus la croire, etc… », la combinaison des cellules étant libre, celle de huit syllabes servant de refrain mais pouvant être répétée après ou avant chaque cellule de six ou répétée indéfiniment à la fin, etc… ce qui permettait une grande improvisation d’autant que ces textes étaient hermaphrodite — les rimes pouvant être féminines ou masculines — et pouvant aussi être dits par des voix féminines ou masculines moyennant quelques variations de surface, par exemple « il est mon désespoir, il ne veut plus me croire, ne pas le décevoir, elle m’a laissé choir, etc… » Il semble que ce texte l’ait amusé…

Mais ce n’est pas là l’essentiel dans ces pages de souvenirs. Cet échange m’a remis en mémoire que, lorsque nous étions enfants et que notre bande partait au pas, comme la plupart du temps, à la conquête du monde, c’est-à-dire de notre rivière, de nos rues, de nos flancs de montagne, des villages perdus du causse et pouvait faire ainsi des marches de deux ou trois heures, nous avions l’habitude, comme la plupart des enfants je suppose, d’accompagner notre effort de chansons de marche, la plupart du temps empruntées à des chansons populaires enfantines comme « dans la troupe y a pas d’jambes de bois », « tiens voilà du boudin », « loup y es tu », « y a une pie dans le poirier », etc… que nous hurlions à tue tête dans la ville ou dans la campagne et que nous avions l’habitude de déformer pour en faire notre matière. Ces déformations étaient bien élémentaires et il ne serait alors venu à l’esprit d’aucun de nous d’en garder des traces. Cette tâche était spontanée et collective, mais, grâce à mon encyclopédie, y réussissant assez bien, le plus souvent, c’est moi qui donnait le la des textes sur l’air ou les airs que nous choisissions comme chants de guerre. Faute de trace écrite car nous ne considérions cela que comme un jeu, je ne peux qu’essayer de retrouver aujourd’hui dans ma mémoire quelque approximation de ce que nous faisions alors car le sens n’importait pas, seul les rythmes nous étaient précieux. J’affectionnai particulièrement « Promenons-nous dans le bois » et son refrain totalement psychanalytique — même si j’ignorais alors ce qu’était la psychanalyse —« Loup y es-tu ». Ce jeu donnait la plupart du temps des rimes pauvres bien souvent même réduites à des assonances, créant de nouvelles chansons de marche comme, par exemple :

Promenons-nous dans la rue / Avant que nous soyions vus / Si le loup nous y voyait / Nous devrions le tuer / Loup y es-tu / Tu tu tu / Entends-tu/ Tu tu tu / Ce matin nous arrivons / Pour faire la chasse aux cons

Ou autre variante lorsque nous voulions nous venger d’un acte quelconque d’un garçon quelconque d’une bande rivale :

Promenons-nous dans le bois / Avant qu’Antoine nous voit / Si Antoine nous voyait / Il nous faudrait l’attraper/ Loup y es-tu / Aujourd’hui nous avançons / Pour faire la chasse aux cons / Comme Antoine est le plus con/ C’est lui que nous recherchons…

Bien entendu, comme nous avions entre 9 et 12 ans et qu’on n’échappe pas à ses hormones, les variantes qui nous amusaient le plus étaient celles à connotation sexuelle : « attrapons-le par la bitte » ou « nous lui en mettrons plein l’cul » qui n’étaient certes pas d’une grande finesse mais nous donnaient l’impression que nous n’avions pas peur des mots et qu’ainsi nous étions plus grands qu’en réalité.

Nous pouvions nous amuser des heures à bricoler ainsi des textes souvent absurdes mais qui nous faisaient rire. Je ne savais pas alors ce que c’était la poésie et il m’a fallu quand même attendre mes treize ans pour publier dans la petite revue ronéotypée du lycée un poème dont seul le titre me reste : La bête du Gévaudan. Le souvenir du loup de la chanson n’était pas loin…

J’ai conservé longtemps cette nécessité intérieure du rythme et, parmi les rares textes que j’ai publié, « 101 poèmes du poète aveugle », poèmes générés en temps réel pour le spectacle « Trois mythologies et un poète aveugle » donné à l’IRCAM en 1997 avec une musique également générative de Jacopo Baboni-Schilingi, en fut comme une sorte de prolongement. L’enfance resurgit toujours là où on ne l’attend pas.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité