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Devoir de vacance
3 octobre 2019

62

Aujourd’hui, aujourd’hui même, j’ai 77 ans. J’ai donc vécu 27740 jours, un nombre relativement important dont environ vingt pour cent de ce que je considère être mon enfance. Vue d’aujourd’hui, il me semble que cette vie d’enfant, plutôt que de quelques aventures un peu spectaculaire, a été entièrement construite d’une multitude de petites joies. De tempérament équanime, il me semble n’avoir jamais connu ni douleur ni bonheur extrême. J’ai bien éprouvé aussi quelques déplaisirs, certainement, mais je ne m’en souviens guère. J’ai bien ressenti quelques douleurs, mais essentiellement physiques, rage de dent, poignet cassé, elles s’oubliaient dès que leur cause était réparée et ne m’ont laissé aucun souvenir particulier. Contrairement à mon frère qui, lorsque nous évoquons ce passé, semble toujours me regarder comme si j’avais quelque chose à me reprocher à son égard, comme s’il avait souffert sans fin de ma présence de frère aîné, je n’ai de mon enfance que des souvenirs épanouis ce qui, je crois, m’a donné une certitude, une confiance en l’avenir, une résilience, un optimisme qui m’ont permis d’avoir dans certaines circonstances de l’existence une audace que, rétrospectivement, il m’arrive de juger inouïe. Le seul moment vraiment douloureux de ma vie d’adulte fut le décès prématuré de ma femme dont, malgré ce que, devant ma sérénité de surface, mon entourage peut penser, la sensation d’absence ne s’estompe pas.

De mon enfance, de ses inévitables moments enfantins de tristesse, je ne garde qu’un seul souvenir très douloureux que je peux même dater avec précision du 4 août 1954, année où je venais de terminer ma classe de cinquième. J’avais alors entre 12 et 13 ans. Ma première année de sixième, malgré mes très normales petites appréhensions s’était parfaitement déroulée, les mutations de vie qu’avaient entrainées le changement presque complet de milieu s’était passé sans difficultés. J’étais bon élève, sans plus car je ne cherchais ni l’effort ni la compétition. Excellent en français et à peine un peu plus que moyen dans la plupart des autres matières car je répugnais à réellement travailler et me reposais entièrement sur mes capacités naturelles. Je n’apparaissais donc pas comme un concurrent pour les autres élèves et je m’étais rapidement fait des amis dans les petits bourgeois de la ville dont les parents, se basant sur ma réputation de bon élève, acceptaient volontiers de me recevoir chez eux. Mon intégration avait été facile. Mais, par dessus tout, cette année là me laisse un souvenir particulier de bonheur car mon ami était également en sixième, dans le même lycée, et, même si nous n’étions pas dans la même classe car déjà bilingue allemand-français il n’avait pas choisi les mêmes options que moi mes grands parents m’ayant contraint à choisir l’allemand parce que « c’était plus difficile et que cette classe attirait les meilleurs élèves ». Quoi qu’il en soit nous ne nous quittions guère et formions un duo inséparable.

Il n’en fut pas de même en cinquième. Son père, professeur d’allemand, obtint d’être nommé dans une ville lointaine ce qui fut pour moi, pour nous je crois, un déchirement. J’avais bien sûr d’autres relations avec des garçons de mon âge mais rien de l’attachement qui nous avait lié. Je ne sais pourquoi, il ne m’envoya pas son adresse et nous n’avons pas pu nous écrire aussi le 4 août fut une grande surprise. Je revois parfaitement la scène, la bande que je fréquentais encore, avec moins d’assiduité qu’avant mon entrée au lycée, était assise sur les escaliers menant à la petite maison de l’un d’entre nous, situés sur la petite place, formant cul-de-sac où se trouvait une fontaine coulant sous la petite statue d’une vierge noire sous vitrine, très honorée dans la ville et toujours décorée de fleurs fraiches. Nous aimions cet espace presque fermé car n’ouvrant sur rien il n’avait pas de passants et nous donnait l’impression que nous étions chez nous. C’était comme le bureau de la bande. Comme d’habitude nous discutions de n’importe quoi, certainement pour mener quelque action dont je n’ai aucun souvenir. J’étais assis sur une des marches les plus hautes et j’avais donc devant moi trois rangées de garçons. C’était en milieu de matinée, le ciel dont la plaque d’acier fermait l’espace était gros bleu, il commençait à faire chaud. Soudain, tournant l’angle de la rue, apparut mon ami qui se dirigea vers nous. Ayant obtenu de ses parents de venir passer quelques jours à Mende, il s’était, dès son premier jour, rendu chez mes grands parents et ma grand-mère lui avait dit de venir sur cette place qui n’était qu’à une cinquantaine de mètres de chez elle.

Mon émotion fut intense, son apparition me pétrifia. J’aurais dû me lever immédiatement, traverser les trois rangées de garçons qui nous séparaient, m’élancer vers lui et, je ne sais, le prendre par les épaules, lui serrer la main car une espèce de pudeur nous interdisait alors de nous enlacer. Je n’en fis rien, me contentai de dire quelque banalité sans âme. Peut-être que, inconsciemment, je lui reprochai de ne pas m’avoir donné signe de vie de l’année, car j’étais persuadé, comme il était venu souvent chez moi, qu’il connaissait mon adresse alors que j’ignorais la sienne. Il nous regarda en silence, resta là debout, face à nous, quelques temps à nous écouter : il n’avait aucun autre ami que moi dans la bande et notre conversation, toujours banale ne portant que sur nos divers exploits, l’excluait. Je sentais bien, dans son mutisme, dans son regard, un certain désarroi, comme un appel. Mais les lois de la bande exigeaient de façon implicite que nous ne manifestions entre nous aucun sentiment car sinon, l’épithète atroce de pédé tombait vite. Je lui souriais mais continuais mes échanges avec le groupe. Il attendit quelques temps puis dit « salut », s’en alla. Bien qu’en éprouvant une envie extrême, je n’ai rien fait pour le retenir, je l’ai laissé partir, ne me suis pas précipité à sa suite. Il a disparu de ma vie. Je ne l’ai plus jamais revu et, aujourd’hui encore, avec mon recul d’adulte, je regrette profondément mon attitude qui me coupa à jamais de la plus profonde de mes amitiés.

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