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Devoir de vacance
14 août 2019

20

Vannes ouvertes, je me laisse emporter par les flots du souvenir, trop facile. Dire je est un piège qui se referme sans que j’y prenne garde et m’interdit d’aller vers l’essentiel. Dans le petit appartement que j’ai loué pour trois jours, cette nuit, cette nuit précisément j’ai rêvé de l’oncle Georges. Pourtant si mon inconscient ne m’avait obligé à l’évoquer, je ne l’aurais peut-être jamais fait car cet oncle Georges, qui n’était pas un oncle, mais le fils de la sœur de ma grand-mère dont il faudra bien, peut-être que je parle aussi fut, dans ma vie un être très épisodique. J’ai dû, dans mon entière enfance ne le voir, et encore très brièvement que cinq ou six fois, même si, devenu jeune professeur, je suis allé deux fois lui rendre visite une fois à son travail et une fois dans sa banlieue.

L’oncle Georges fait partie en effet de ces êtres de légende qui ne changent peut-être pas une vie mais, sans y songer, influe avec force sur elle, comme des modèles inconscients de l’être.

Ce que j’en sais est pourtant bien peu mais suffira à dire son importance, ingénieur des Ponts et Chaussées (ma grand-mère m’a souvent dit que mon père aurait aimé que je sois ingénieur me laissant en héritage un souhait jamais exaucé), il vivait en banlieue parisienne, avait organisé un maquis important en île de France et, pour remerciement, avait été, à la libération, nommé, dans je ne sais plus quel ministère, Directeur Central des phares et balises, titre qui me faisait rêver d’océans et de mers lointaines, d’autant que dès que vers sept ou huit ans je lui parlai de ma collection de timbres, ses secrétaires furent officieusement chargées de m’envoyer de temps en temps, l’ensemble des vignettes leur provenant du monde entier, envois qui firent rapidement grossir ma collection qui, sans cela, aurait été bien pauvre. Il passait avec sa femme, être dont je n’ai aucun souvenir, dans ma ville entre fin juillet et début août pour venir chercher sa mère et l’emmener dans le Languedoc chez sa sœur qui, avait épousé, les sentiers que l’amour pouvant être très sinueux, je ne sais à la suite de quelles circonstances, le fils, ingénieur lui aussi, du docteur Calmette, celui-là même qui avait participé à l’invention du BCG, célèbre vaccin contre la tuberculose. Le couple possédait là un splendide mas dont je devrai dire un mot. Bref tous représentaient à mes yeux la réussite et montraient que, si elle n’était pas autour de moi évidente, il suffisait de regarder un peu en dehors du cercle restreint de ma vie quotidienne pour en avoir des preuves.

L’oncle Georges qui n’avait jamais pu avoir d’enfants, à chacun de ses passages, rendait visite à ma grand-mère. Cette visite ne durait que quelques minutes mais ma grand-mère, prévenue d’avance par sa sœur, s’arrangeait pour que mon frère et moi soyons là car, par les quelques questions qu’il nous posait, il montrait qu’il s’intéressait à nous. Aussi nous accédions volontiers à sa demande d’autant que l’oncle Georges ne partait pas sans nous avoir remis un cadeau à partager entre mon frère et moi : une boîte de meccano, un livre, une place de cinéma, un jeu de société, un puzzle, une ou deux voitures miniatures Dinky Toys. C’était comme notre père Noël d’été. Exceptionnellement même, l’année où je fus reçu premier au concours départemental d’entrée en sixième, il m’entraîna, sans mon frère, car ce cadeau-là n’était destiné qu’à moi seul, chez le disquaire de la ville et me fit choisir un tourne-disque. Ce fut un Teppaz « Oscar », ce qui pour moi représentait une fortune inaccessible, et deux disques. La musique, dans ma famille se limitant à quelques minutes de radio et aux trois ou quatre airs que mon grand-père jouait sur son pipeau comme « Viens poupoule» de Mayol ou à « J’ai deux grands bœufs…». Je décidai de prendre au hasard un disque contemporain. Séduit par la sobriété de la couverture, ce fut un 45 tours ayant sur une face Heartbreak Hotel d’un certain Elvis Presley, et It’s now or never sur l’autre face, et un 33 tours classique qui sur une face portait le Boléro et sur l’autre la Valse d’un certain Maurice Ravel. Autant dire que je ne connaissais ni l’un ni l’autre mais ces disques, surtout Heartbreak Hotel, bien que je n’en comprenne pas les paroles, et la Valse furent rapidement joués en boucle pendant des heures au point de lasser mon grand-père et ma grand-mère me priant d’aller les écouter dans ma chambre.

Qu’est-ce qui fait ou défait un être ? Je ne sais tant la vie offre de sentiers et de bifurcations, mais il n’est pas exagéré de dire que l’oncle Georges, cet être sympathique et fugace, dont je ne revois rien sinon ses grosses lunettes d’écaille, eut, dans ma vie, une influence discrète, mais déterminante, m’ouvrant lentement sur un ailleurs culturel et social vers lequel je me mis dès lors à aspirer et qui eut pour conséquence de me détacher progressivement des modes de vie des camarades de ma bande. Le prix à payer en fut, sans aucun doute, l’isolement dans lequel, dès le début de mon adolescence, je me trouvai.

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