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Devoir de vacance
17 août 2019

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Il y avait aussi quelques autres endroits de la rivière où la bande, mon frère et moi ou mon grand-père, nous avions des activités particulières. Avec mon grand-père qui acceptait parfois de m’emmener, très rarement car il aimait bien la solitude de la campagne, c’étaient les endroits les plus éloignés à l’ouest de la ville vers son village natal où il avait ses endroits de pêche, ou encore lorsqu’en famille, nous allions pique-niquer dans un grand pré avant de nous livrer à la pêche aux écrevisses soit avec des balances dans les eaux plus profondes, espèces de petits filets rounds cerclés de fer sur lequel nous attachions une tête de mouton, l’appât le plus efficace, ou quelques os portant des restes de viande sur lesquels se précipitaient de nombreuses écrevisses qu’il suffisait alors de remonter pour les cueillir avant d’en faire des festins tant la rivière en contenait. Mais nous aimions aussi les attraper à la main, marchant dans la fraicheur de l’eau jusqu’aux genoux, nous n’avions qu’à nous pencher pour prendre celles qui, fuyant à reculons et, croyant se défendre, dressaient vers la surface leurs pinces menaçantes, pas assez puissantes cependant pour nous effrayer. Nous nous faisions quelquefois pincer, et les plus grosses pouvaient faire saigner nos doigts, mais c’était très rare car nous avions rapidement appris à les saisir sans grand risque et nous nous moquions des enfants ou des femmes qui n’osaient pas le faire.

Mon grand-père s’emparait de tout ce qui se mangeait dans la nature, fruits, champignons, animaux divers, du vairon à l’anguille, de la grive au lièvre et nos repas se composaient souvent de nos prises. Mais il gérait tout cela avec la frugalité d’un paysan ne prenant jamais plus que ce dont nous avions besoin même si, parfois, des habitants de la ville qui connaissaient son habileté venaient lui « commander » telle ou telle quantité de truites pour des événements familiaux. Les truites étaient pour lui des animaux à part, qu’il considérait comme nobles et sachant se défendre. Il les pêchait « à la mouche », seul mode de pêche qu’il trouvait digne de lui car demandant de la patience, de la ruse, une réelle connaissance du milieu et une grande adresse. Passant des heures à arpenter les berges de la rivière, il la connaissait presque au millimètre, en respectait profondément la nature. À cette époque où tout le monde la considérait comme un bien commun, où il n’y avait aucune barrière, sinon celles toujours franchissables pour l’homme destinées à cantonner le bétail, où aucun paysan n’interdisait jamais le passage sur ses terres et venait, au contraire, bien souvent saluer qui les traversait, mon grand-père était partout chez lui et cultivait ses truites comme les poules du poulailler qu’il avait dans un petit jardin loué aux portes de la ville. Il pouvait ainsi affirmer, sans jamais se tromper, qu’à tel endroit il y avait quatre ou cinq truites mais trop jeunes pour être pêchées, que dans tel autre endroit il y en avait une qu’il admirait parce qu’il n’avait pas encore réussi à la prendre, que tel jour, en fonction de la température, de la couleur du ciel, des pluies ou averses plus ou moins récentes, tous facteurs qui influaient sur la présence, l’absence ou la trop grande abondance de tel ou tel insecte, il lui faudrait utiliser tel ou tel leurre et lancer plus ou moins loin, dissimulé à tel ou tel endroit suivant l’heure du jour qui changeait les ombres ou venir, botté de cuissardes, par l’aval ou par l’amont, dans le courant ou la plaine d’eau. Son habileté au jeter était diabolique car il pouvait décider que, à quelques centimètres près, après une longue série de fouet en l’ait, de poser son leurre où il le voulait. Chaque truite était ainsi pour lui un challenge intellectuel, il lui attribuait presque une capacité stratégique, persuadé que celles qu’il avait affrontées plusieurs fois en vain, avaient appris de ses tentatives et devenaient, chaque fois, plus insaisissables. Il fabriquait, lui-même, ses mouches. Et il m’est arrivé quelques fois de l’accompagner dans les deux ou trois fermes où il y avait ce qu’il appelait un « coq à mouches », ceux dont les petites plumes avaient des couleurs qu’il jugeait caractéristiques chacune d’entre elles étant adaptée à une situation particulière car elle devait ressembler aux insectes volants dominant en fonction du paysage, de la période de l’année et de la météo. Je le revois encore, assis sur le petit balcon, ou dans la petite salle à manger, de son appartement maniant avec précaution telle ou telle plume qu’il fixait avec un soin extrême, à l’aide d’un fil ciré de pêche, sur un hameçon dont il choisissait la taille en fonction de la truite qu’il pensait pêcher tel ou tel jour. Il enfermait cela dans une petite boîte, garnie de nombreux casiers : sa boîte à mouches qu’il transportait toujours avec lui dans son panier pour être capable de réagir à n’importe quelque changement plus ou moins imprévu de situation.

Son plus grand luxe était la canne en bambou refendu qu’à force d’économies il avait réussi à s’offrir et pour laquelle il avait cousu lui-même un étui de toile avec une bretelle qui lui permettait de la mettre sur son dos, portant au côté droit son panier de pêche en osier tressé dont le couvercle avait une ouverture suffisante pour y faire glisser un poisson de taille moyenne et qu’il portait à l’épaule avec une lanière de cuir. Je revois parfaitement son image, vêtu de sa pêche kaki de pêche ou de chasse, un béret noir toujours vissé sur la tête penché sur son oreille droite, une cigarette, souvent éteinte, dont il absorbait plus le jus de tabac que l’humidité produisait, que la fumée elle-même, fixée au coin droit de sa bouche. Son regard perçant et droit analysait sans cesse le paysage qui était, indéniablement, son domaine. Je l’aimais et je l’admirais.

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