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Devoir de vacance
18 août 2019

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Tout souvenir est impossible. Nous croyons nous souvenir et ce dont nous nous souvenons n’est qu’une interprétation actuelle du temps dont nous disons nous souvenir. La mémoire humaine n’est pas seulement une mémoire au sens archiviste du terme, elle n’est ni passive ni définitive. Ce que je rapporte aujourd’hui avec sincérité, je ne crois pas, pourtant avec la même sincérité, le rapporter identique demain. Fixer le souvenir, en parler, l’écrire a cette vertu de permettre la comparaison entre le moment où je l’écris et celui où je le retrouve à nouveau. Un souvenir se reconstruit chaque fois qu’on l’évoque.

Le temps ne se rattrape pas comme dit la chanson, le temps, le temps passé n’est qu’une variable du présent. Chacun a ainsi fait l’expérience traumatique, alors qu’il rapportait un de ses souvenirs, qu’il avait bien la certitude absolue que cela s’était passé de la manière où il le disait, de se trouver plus ou moins, parfois complètement démenti par un proche ayant vécu en même temps que lui les faits de son récit. La frontière entre mémoire et imagination est en effet poreuse d’autant que personne ne vit de façon identique des événements partagés. Il ne s’agit nullement de mensonge comme l’on croit bien souvent mais de différence, parfois extrêmement importante de vécu. J’ai été plusieurs fois confronté dans ma famille à des divergences de ce genre qui m’obligeaient à accepter le démenti et donc à me considérer comme un menteur, un affabulateur n’ayant aucune autre preuve que mes propres certitudes de ce dont je parlais au point de ne plus oser rapporter tel ou tel moment de mon enfance en présence de mes proches.

Ce moment qui m’a le plus impressionné et surtout intrigué est une image pourtant très forte qui me reste de ma petite enfance et qui me revient encore de loin en loin, où je vois la scène avec une très grande précision mais dont, pourtant, quelques un des membres de ma famille encore vivants réfutent la véracité. Je dois avoir deux ou trois ans, peut-être moins car dans cette tête d’enfant rien n’indique la présence d’un frère. Je suis dans la cuisine de mes grands-parents assis sur un pot de chambre émaillé blanc dont je revois encore les motifs bleus représentant de petites fleurs et même le petit éclat d'émail sur son bord, je ne suis vêtu que d’un pull-over dont je ne vois pas la couleur, le bas de mon corps est nu. Ce doit être l’hiver, il doit faire froid car je suis installé tout près sur le côté de la cuisinière de fonte qui est le seul chauffage de tout l’appartement, du côté où se trouve son réservoir d’eau chaude. Je n’ai pas de livre. Je suis seul dans la pièce, ma grand-mère doit être occupée dans une autre des pièces de la maison. Soudain, un grand bruit, un nuage de poussière m’entoure, une partie du plafond de cet immeuble à la limite de l’insalubrité vient de tomber. Je ne suis pas inquiet, je n’ai pas peur, je ne me souviens pas avoir été étonné. Je lève la te tête, regarde vers le haut et, juste au-dessus de ma tête, une petite poutre, arrêtée par la cuisinière, elle m’enferme comme dans une petite tente, je n'ai aucun sentiment de danger, juste un peu de surprise. Je ne bouge pas, ma grand-mère arrive affolée et me prend dans ses bras. Je n’ai rien compris à ce qui venait de se passer. Le film s’arrête là.

Un autre de ces faits, qui ont pourtant dans mon cerveau, la consistance, la solidité du vrai ont été contestés de la même façon par le plus jeune de mes oncles, celui qui a vécu, avec mon frère et moi, chez ses parents le plus longtemps, et qui  est donc le plus susceptible de savoir quelle fut notre vie commune. Mes grands parents, nés dans de tout petits villages, étaient directement issus d’un milieu très rural où la nature satisfaisait à tous les besoins. Ils en avaient donc conservé bien des habitudes notamment en ce qui concernait les soins. Nombre de plantes qu’ils cueillaient et faisaient sécher, leur fournissaient ainsi des tisanes : tilleul, camomille, sauge, bardane, etc… pour nombre de petits maux. Ils savaient utiliser les plantes ainsi de la chélidoine dont nous allions cueillir quelques tiges sur le mur du cimetière pour en appliquer le liquide blanc, vaguement visqueux et collant aux doigts, sur les verrues pour les faire disparaître, la tisane de plantain contre la constipation, celle de lavande pour calmer et faciliter la digestion, le clou de girofle qu’on écrasait lentement sur des dents douloureuses, d’autres encore. Personne, chez moi, n’a jamais contesté ces usages. Pourtant il en est deux dont j’ai un souvenir puissant qui ne trouvent pas la même unanimité. Je me souviens en effet que mon grand-père, pour lutter contre les irritations de la gorge préparait une décoction à base de limaces rouges écrasées ou hachées, je ne sais plus dont il faisait ensuite un sirop en y ajoutant beaucoup de sucre. Il me semble encore me voir buvant avec un certain dégoût, fortement encouragé par ma grand-mère, quelques cuillerées. Cela n’avait en fait qu’un goût de sucre et n’avait rien de désagréable. Je ne sais pas si c’était vraiment efficace mais l’irritation de la gorge se calmait au moins pour un temps. La symbolique de ce remède me paraît aujourd’hui remarquable : la limace est un animal qui glisse et sa couleur évoquait sans aucun doute les irritations douloureuses. Du même ordre symbolique est la façon dont mon grand-père luttait contre sa prostate : il confectionnait des bouillons de couleuvre ou de serpent qu’il capturait et tuait dans la nature. À la maison, il les pelait, les vidait, jetait la tête, les coupait en tronçons suivant leur taille puis les mettait longuement à cuire à la façon d’un pot-au-feu comme il lui arrivait aussi de le faire avec des anguilles. Cela donnait un liquide gras, comme un bouillon de poule dont le goût n’était pas désagréable et que nous consommions parfois aux repas du soir. Malheureusement, cette recette ne devait pas être très efficace car, en quelques années il mourut d’un cancer de la prostate.

Comment savoir où est la vérité du souvenir ?

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