Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Devoir de vacance
18 août 2019

37

Seuls les récits mettent de l’ordre dans les événements qui se produisent dans la plus totale incohérence. La situation générale s’améliorait, la guerre et ses conséquences s’éloignaient, nous étions en pleine guerre d’Indochine mais l’Indochine était loin, elle ne concernait que des militaires de carrière et moins de français que d’Indochinois ou d’Africains et cela influait peu sur la vie en France. Aussi, l’année scolaire 1952-1953 fut pleine d’imprévus comme si mon amitié nouvelle avait ouvert plusieurs portes dans le labyrinthe de ce qui devait être ma vie. Et cela commença de façon tout à fait désagréable.

Je ne sais plus quel jour exactement, mais c’était avant la rentrée des classes, fin août ou début septembre certainement parce qu’il faisait encore chaud et les soirées étaient agréables. Un soir donc, après le repas, comme à son habitude, ma grand-mère eût envie de faire une petite promenade et demanda à mon frère et moi de l’accompagner. Pour une fois elle ne nous entraîna pas au bord de la rivière mais décida de faire le tour de la ville par le boulevard qui suivait le tracés des remparts alors abattus. À un moment, elle nous ordonna d’un ton sec : « ne regardez pas » comme si elle voyait une horreur dont il fallait épargner nos yeux d’enfants encore innocents. Si je ne me souviens plus du jour, si je n’ai qu’une idée approximative de l’heure — il devait être entre 20 et 21 heures, période habituelle de ses promenades — j’ai un souvenir précis du lieu : nous venions de passer devant la chapelle des pénitents blancs et nous dirigions vers le foirail, il y avait en face de nous, de l’autre côté du boulevard, quelques marches menant à une boutique de vêtements, juste avant la poste. Bien entendu, au lieu de fermer les yeux, son ordre nous incita à regarder. À dix mètres de nous, sur la droite, juste avant une petite rue médiévale qui menait à la cathédrale, vaguement protégée par l’encoignure d’une porte entre deux magasins, ma mère  et un inconnu s’embrassaient. Ce n’était pas un baiser d’ami, mais un baiser d’amoureux. Elle ne nous vit pas. Ma grand-mère nous entraina rapidement dans la petite rue et interrompit ainsi soudain notre promenade. Bien que nous comprîmes qu’aux yeux de ma grand-mère, cette découverte était très grave, je ne fus pas particulièrement choqué, je ne crois pas que mon frère le fut plus que moi car il y avait longtemps que nous considérions plus notre mère comme une grande sœur que comme une mère. Puis plus rien, l’incident aurait pu être oublié mais non, je ne l’oubliais pas non que l’attitude de ma mère me parut inadmissible mais parce que l’indignation de ma grand-mère me parut disproportionnée. Après tout, notre mère était veuve depuis plus de neuf ans…

Les mécanismes de la mémoire ne cessent de m’étonner car je n’ai aucun souvenir des mois qui suivirent. Je me souviens seulement qu’au début de l’année suivante ma mère était remariée bien que je n’ai en mémoire un quelconque souvenir de mariage. Mais cette situation nouvelle entraîna un certain nombre de changements dans nos vies. D’abord, tout en continuant à vivre chez nos grands parents, nous eûmes accès à l’appartement du nouveau couple. Chose encore plus étonnante pour nous, nous y allions manger quelquefois, toujours à l’invitation de notre beau-père qui faisait, plutôt bien, la cuisine. Il était divorcé, avait quelque part un garçon de mon âge qui vint, une fois, une seule fois nous voir et avec qui j’aurais pu m’entendre. Il était sans travail. Ce qui m’impressionnait le plus chez lui, c’est quand il me racontait la grande épopée de sa vie. Prisonnier, transféré en Allemagne, désigné comme cordonnier du camp parce que, me disait-il, il savait planter des clous dans des semelles, il avait subtilisé des outils pour découper le grillage du campe et s’était évadé pour revenir se cacher dans la région de Moulins où était alors une partie de sa famille. Communiste, il me disait avoir bénéficié de l’aide d’un réseau clandestin de communistes allemands qui l’avaient aidé dans sa traversée de l’Allemagne. Bien qu’il soit plutôt mutique sur les épisodes de son évasion, ce récit me donnait à rêver. Je l’imaginais se déguisant sans cesse, rusant avec les SS des films que nous voyions, se battre avec un traître possible, se cachant dans des forêts impénétrables, tuant même des soldats allemands pour s’emparer de leurs armes ou de leur nourriture. Son récit me donnait aussi à penser. Il n’y avait donc pas que de sales boches en Allemagne, il y avait des gens capables d’aider quelques uns de ceux qui auraient dû être leurs ennemis ? Ce beau-père nous avait adopté, non comme un père car il acceptait tout de nous, mais comme mes oncles et se montrait, à notre égard, très attentif. C’est grâce (à cause de ?) lui que la trajectoire de ma vie se décida alors car il s’opposa avec force à mon entrée possible dans les enfants de troupe. Avec lui, il ne fut plus question du collège militaire d’Autun. J’étais désormais destiné au seul concours d’entrée en sixième. Je ne savais pas si je devais m’en réjouir mais c’était ainsi et le fait que je pouvais désormais envisager de poursuivre mes études avec mon ami me consola de mes rêves d’un uniforme et du prestige qui allait avec.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité