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Devoir de vacance
31 août 2019

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Aurais-je pu écrire ce récit du vivant de ceux que j’évoque ? Je ne le crois pas. Non que je dise ici des choses qu’ils n’auraient pu entendre mais davantage parce qu’ils n’auraient pas eu besoin de moi pour exister encore un peu. Convoquer ma mémoire ne signifie pas que je veuille réaliser une histoire de ma famille comme le voudraient ceux qui autour de moi me suggèrent d’aller fouiller dans les archives. Cette autobiographie d’une enfance, si je peux l’appeler ainsi est à usage presque intime d’où une certaine impudicité à la rendre partiellement publique. Qu’importe…

Comme je l’ai déjà dit, l’année 1952-1953 fut pour moi une année charnière. Outre le fait de me trouver sous la douce tutelle peu autoritaire d’un beau père dont la plus importante des conséquences fut de me fermer à jamais la perspective d’une vie militaire et d’établir de nouvelles relations, toujours aussi distantes, même si plus fréquentes avec ma mère. Outre le renforcement progressif et constant de ma nouvelle amitié pré-adolescente qui devenait presque exclusive, il y eut d’autres petits événements qui, indéniablement, marquèrent mon esprit à jamais.

Le plus anecdotique fut, sans aucun doute, la découverte d’une certaine forme de musique qui n’était jamais venue à mes oreilles. Il faut dire que la ville où je vivais était alors un désert culturel absolu. En dehors du cirque qui s’installait une fois par an sur la place du foirail et des pompeuses cérémonies religieuses dont les chants et les orgues faisaient plutôt partie du bruit des monuments donc d’un contexte sonore déplaisant, obligatoire et sans ouverture de même que les chants des oiseaux et le son du vent dans les arbres définissaient l’agrément de leur propre contexte, il n’y avait rien qui pouvait ouvrir mes oreilles à quelque chose qui aurait pu être qualifié de musique. Et ce n’étaient pas les « j’ai la rate qui se dilate et le foie qu’est pas droit… » ou « ah, ah, ah, ah, écoutez ça si c’est chouette » que mon grand père chantonnait de loin en loin ou esquissait parfois sur son pipeau qui aurait pu m’apporter une ouverture sur un continent dont j’ignorais tout.

En ce qui concernait la culture, la ville possédait trois cinémas qui se partageaient des films quasi identiques : des films policiers ou sentimentaux pour les adultes et les incontournables western ou Tarzan et ce n’était pas là que j’aurais pu voir le Cuirassé Potemkine ou Les Temps Modernes qui ne m’auraient d’ailleurs alors sûrement pas intéressés. Deux de ces cinémas, le Royal et le Trianon, étaient laïques, le troisième, où étaient données les leçons de catéchisme et où se déroulait la semaine de retraite préparatoire à l’obligatoire première communion, était une salle religieuse, la salle Urbain V du nom de la célébrité locale devenu pape en Avignon au XIV ème siècle et béatifié à la fin du XIX ème. Cette salle, outre les films qu’elle projetait mais où nous allions rarement parce que c’était le cinéma des curés, organisait de loin en loin de petits événements comme des pièces de théâtre. Cette année-là, je ne sais plus à quelle période de l’année, elle annonça la venue d’une troupe qui donnerait une opérette. J’ignorais bien entendu ce que c’était mais, ma grand-mère, pourtant farouchement anticléricale, décida de nous y emmener. Cette opérette s’intitulait Rose-Marie, et c’est là que je découvris une étrange relation aux sons et à la langue que je ne pouvais soupçonner dans les chants religieux du dimanche car ils étaient dans une langue que je ne connaissais pas alors, le latin.  Je découvris avec émerveillement que l’on pouvait raconter une histoire, celle d’une intrigue amoureuse dans un décor de western opposant, comme dans les films, des blancs, plus précisément des trappeurs  et des indiens en utilisant le chant comme moyen d’expression. Cette opérette s’intitulait Rose-Marie. Ne me demandez pas l’intrigue, ne me demandez pas qui en était l’auteur, ni le nom de l’un quelconque des comédiens, de tout cela je n’ai rien retenu. Mais je me souviens pourtant d’une soirée qui, pour moi, fut magique. Et ce que je n’ai jamais oublié, au point que ces rengaines me tournent encore parfois dans la tête, ce sont deux chansons qu’aujourd’hui je trouve très désuètes : « O ma Rose-Marie, les fleurs de la prairie-ie, se penchent devant toi lorsque tu passes, comme pour s’incliner devant ta grâce, l’oiseau qui se balance viens pour toi chanter sa romance… » de même que « quand ce chant si doux, ou, ou, ou, ou, ou, ou… montera vers vous, ou, ou, ou, ou, ou, ou… ». Pourquoi ces deux airs, particulièrement ces deux passages alors qu’il y avait sûrement d’autres chants dans cette opérette dont j’ai oublié tout le reste et que je n’ai aucun souvenir des scènes qui les amenaient. Pour une fois, étrangement, aussi ridicule que ce soit, je découvrais ce qu’était la musique. Ces deux fragments musicaux furent pour moi comme une ouverture sur un autre monde qui préparèrent mes oreilles à la découverte d’autres rares moments d’écoute comme, un peu plus tard, celles  dont j’ai déjà parlé d’Elvis Presley en même temps que celle de Ravel à travers son Boléro ou sa Valse et, dans l’adolescence, vers 1956, 1957, l’éblouissement absolu que fut pour moi l’étrangeté, l’audace musicale du Pierrot Lunaire de Schönberg, que j’entendis un soir à la radio dans le froid humide de la chambre que j’occupais alors, qui me poussa, par la suite, à fouiller, dans un éclectisme sonore absolu, des univers sonores en marge de ce qu’il est convenu d’appeler la musique classique.

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