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Devoir de vacance
14 août 2019

16

C’est si étrange d’écrire je alors que toute ma vie j’ai écrit dans le registre du il ou du on impersonnel. Écrivant je, j’ai l’impression que ce je est un autre. Je ne fais pas référence ici au Rimbaud de la « lettre du voyant », mon sentiment est plus modeste, moins visionnaire mais il me semble que je regarde cet enfant que je fus avec la distance plus objective de l’adulte que je suis devenu et, ainsi, je ne suis pas toujours sûr de ce que je dis à son propos. Un étrange sentiment de dédoublement. Dans mon souvenir, je le regarde agir, je l’entends rarement parler. Ce qui me revient ce sont des images, des fragments de film muet. C’est si lointain… Bien plus encore, cet enfant que j’étais étant mort à quatorze ans, puis-je être sûr de pouvoir éprouver ses sentiments et ses sensations avec justesse ? Comment ne pas vouloir être objectif, me cantonner derrière la barrière rassurante des faits sans pouvoir les éprouver à nouveau, avec la même force, la même nouveauté de sentiments et de sensations. Le souvenir est un ersatz de vie, un placebo posé sur l’immense douleur de la perte. Il aurait peut-être pour cela fallu écrire un roman davantage qu’une autobiographie, tenter par l’immersion dans l’imaginaire de créer un personnage qui serait cet ancien moi, dans l’invention de péripéties nouvelles, retrouver, non les faits, mais les ressentis de cet enfant que je fus. La tâche serait plus exigeante, je ne suis pas sûr d’en avoir le courage, l’envie ou plus simplement le temps. Je revois des échappées dans la montagne, les pièges à poissons faits de vielles bouteilles, le grouillement des vipères sur les pierres des berges de la rivière, la salle de classe de l’école primaire avec ses pupitres à deux places, ses élèves tous vêtus de tablier noir, la plupart avec un liseré rouge, son encre violette, les images de morale, de leçons de chose ou de géographie accrochées au mur, le poêle de fonte en son centre, les fenêtres donnant sur la cour de récréation, la petite estrade du maître mais je ne ressens rien de tout ce que j’ai pu ressentir là durant cinq longues années. Dire que je m’y ennuyais sans cesse est bien pauvre car j’ai quand même dû y vivre autre chose. Mais tout ce qui m’en revient relève plus de l’anecdote que du vécu. La vie est passée et quoique je m’efforce de faire, et quoique je m’efforce avec honnêteté d’en raconter, elle ne sera plus jamais vécue. Cette entreprise est donc vaine, vouée à l’échec car ce que peuvent en retenir mes si rares lecteurs ne relève que de la fable, du reste qui tend à ne conserver que le spectaculaire, l’inoubliable, l’aventure, en fait tout ce qui ne fut que très épisodiquement ma vie.

Ainsi, je relis la courte page que je viens d’écrire sur ma chambre : elle ne provoque en rien l’effroi constant que m’imposaient ses esquimaux et la rapide traversée affolée du corridor aux fantômes ni comment les récits de héros dans lequel je m’enfermais m’aider à transformer ces peurs en actes d’héroïsmes. J’étais le grand frère, après mon père le seul homme restant de ma famille et je devais l’assumer et je devais montrer que je n’avais peur de rien que j’étais capable de faire face à tout, je ne devais jamais montrer mes craintes. Étrangement d’ailleurs, je ne me souviens pas d’avoir pleuré un jour. J’ai dû, comme tous les enfants, pleurer quelquefois mais dans mon souvenir, aucune larme, jamais, quelles qu’aient été les circonstances. Quelle part de la mémoire est en fait dédiée à l’effacement, l’oubli absolu ? Se souvenir c’est oublier, mettre en avant telle ou telle anecdote pour enfouir au plus profond de soi des moments ou des sentiments qui ne doivent plus jamais, pour nous permettre de survivre, revenir au jour. Je n’ai jamais pleuré mon père, jamais pleuré l’évanescence de ma mère et je regardais ces deux parents, les images de ces deux parents avec une indifférence me semble-t-il inaccessible à l’émotion. Pourtant, pupille de la nation, je devais, à chaque mois de mai, participer à la cérémonie devant le monument aux morts où on m’exhibait au milieu d’anciens combattants et résistants porteurs des drapeaux, certains en tenue militaire. Je devais y faire figure du pauvre orphelin victime de la barbarie nazie. J’aurais dû verser quelques larmes mais j’étais imperméable à ce rôle.

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