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Devoir de vacance
15 août 2019

24

Ma famille se composait de mes grands parents, de deux oncles et de ma mère. Mon frère aussi bien entendu mais, par famille j’entends ici ceux qui avaient le droit de s’occuper de nous.

L’appartement de mes grands parents dont j’ai déjà parlé était situé à environ deux cent mètres au Nord de la Cathédrale, point central et stratégique de la ville, sur la rue qui, descendant vers la rivière, traversait celle-ci de part en part du Nord au Sud. Ma mère et l’aîné de mes oncles vivaient dans un immeuble de l’autre côté de cette rue large, au plus, de cinq ou six mètres. Mon oncle aîné avait son appartement au troisième étage, ma mère au quatrième. Autant dire que tout cela se tenait dans un mouchoir de poche. Le plus jeune de mes oncles, lui, dès qu’il fut marié — et je me souviens parfaitement de ce mariage qui fut épique et dont il faudra peut-être aussi que je parle, je devais donc avoir cinq ou sept ans, cela reste toujours dans la zone de flou temporel de mes souvenirs — dormait tantôt dans le même lit que moi, tantôt, et c’est ce qui me convenait le mieux, chez sa femme, institutrice dans une petit village perdu de montagne, à environ quinze kilomètres de la ville. Quand la météo le permettait, il la rejoignait tous les soirs avec sa petite moto, mais dans cette région de moyenne montagne, neige et verglas, l’hiver, lui interdisaient souvent tout déplacement. Leur grande joie fut, lorsque le purgatoire laïque terminé, sa femme obtint un poste d’institutrice en ville. Ils vécurent alors dans l’appartement divisé en deux d’un autre immeuble à environ cent mètres de l’appartement de nos grand-parents, dans une petite rue d’un autre quartier qui avait dû être bourgeois et où curieusement mes deux oncles furent amenés à cohabiter, ce qui ne fut pas sans problèmes et créa à mon frère et moi quelques difficultés.

Tout était si proche, et pourtant, mon frère et moi n’allions presque jamais chez eux. C’étaient, par convention tacite, à eux de venir chez leurs parents. Il y a ainsi souvent dans les familles des non dits flottants qui empoisonnent le quotidien. Si mon oncle aîné venait assez souvent, sa femme, elle, ne venait jamais car, dans cette ville ultra-catholique où l’église avait le pouvoir de tout régenter, y compris indirectement la vie des non croyants sous le regard constant de la population, elle portait sur elle une tare originelle qui ne se disait jamais clairement mais qui, sournoise, se chuchotait ça et là : elle était née de père inconnu. Pourtant pas d’interdit formulé de façon explicite et si mon frère et moi étions allé chez elle nous aurions été bien accueillis car elle était adorable et semblait nous aimer beaucoup. Les enfants sont sensibles à tout et les choses que l’on croit cacher en ne les prononçant jamais devant eux, les attitudes des adultes, les regards et les chuchotements nous laissaient clairement entendre que cela ne se faisait pas.

Il n’y avait pas non plus d’interdit réel à aller chez notre mère, mais ses craintes quand nous y venions pour une raison ou une autre, sa panique devant l’idée que nous pourrions déranger son ordre ou, pire, casser un de ses bibelots bleus, — elle adorait le bleu, un bleu un peu particulier, légèrement acide, s’approchant du vert sans aller jusqu’à l’atteindre — tout chez elle, de la savonnette aux rideaux, était de cette couleur — nous avait bien fait comprendre que notre présence n’était pas la bienvenue. Pourtant elle avait une salle de bain, rudimentaire, une petite pièce où elle pouvait se laver, et surtout luxe inouï pour nous qui vivions chez les grands parents, des toilettes auxquelles je crois nous n’avons jamais eu accès. J’ai déjà dit que nous étions plutôt sales. Peut-être était-ce cela qui effrayait sa coquetterie extravagante. Elle était belle. Elle le savait. Elle avait une beauté de l’époque, un côté Marlene Dietrich qu’elle s’efforçait, malgré ses maigres ressources, avec un certain succès, d’accentuer et dont elle était prisonnière.

Quoi qu’il en soit, les appartements du côté pair de la rue nous étaient interdits ce qui ne nous empêchait pas, lorsque nous jouions avec notre bande de nous réfugier dans cet immeuble, nous cacher dans les caves ou le grenier ou, mieux encore, profiter de la petite lucarne du cinquième étage pour grimper sur le toit, y rester en observation ou l’emprunter sur une petite dizaine de mètres pour pénétrer dans l’immeuble qui se trouvait de l‘autre côté d’une petite cour intérieure et ainsi échapper à d’éventuels poursuivants.

Pourtant je n’ai pas souvenir que nous ayons souffert de cette situation. C’était comme ça. Nous n’avions connu que ça. La présence de notre mère nous promenant le dimanche, quand le temps le permettait, avec notre grand-mère, représentait pour nous ce qu’il pouvait y avoir de mieux comme amour maternel. Nos oncles s’occupaient de nous au besoin : l’aîné jouait parfois le rôle d’un substitut de père mais comme, lorsque j’avais six ou sept ans, il devint réellement père, il relâcha beaucoup le peu d’autorité qu’il tentait d’exercer sur nous. Peut-être plutôt sur moi qui était un aîné assez rebelle. Quant au cadet, pris entre son métier d’électricien qu’il exerçait avec une certaine distance, et la distance où vivait sa femme, je le considérais plutôt comme un grand frère un peu absent. Cet environnement, chaleureux, plutôt laxiste nous convenait parfaitement. Il était là, c’était suffisant. Nous n’étions pas, et de loin, des enfants abandonnés. Une base affective suffisante. Mais je peux dire sans exagération que nous nous élevions plutôt mutuellement au sein de notre bande. C’était une enfance très heureuse.

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