Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Devoir de vacance
16 août 2019

28

Les membres de la bande arrivèrent comme toujours assez rapidement l’un après l’autre. Le chef, comme nous avions l’habitude d’appeler le plus âgé de nous, le rouleau de papier journal sur les genoux, fit durer le suspens : il attendit que nous soyons tous réunis pour brandir son paquet et dire en me montrant : « il n’a pas menti, il y a bien des grenades dans son grenier ». Ma réputation s’en trouva aussitôt indiscutablement grandie. Plusieurs voix s’élevèrent : « Fais voir, fais voir… » mais le chef, presque en chuchotant comme s’il craignait que quelqu’un en dehors de nous l’entende, dit : « Pas ici, c’est trop dangereux, on pourrait nous voir, allons dans la chambre de commandement… ». Le ghetto avait, depuis bien longtemps été coupé en deux, par la rue principale, la rue Notre-Dame comme si, là encore il fallait affirmer l’emprise catholique sur la petite ville. Du côté droit descendant cette rue, se situait le ghetto proprement dit, ouvert par un porche mais complètement clos par ailleurs qui n’était plus, depuis très longtemps habité par aucun juif (je ne sais même pas s’il en restait encore dans la ville) et du côté gauche, la vieille synagogue abandonnée dont le bâtiment, donnant sur une autre rue d’un autre quartier, était traversant. L’accès en était fermé d’un côté par un portail de bois ancien, de l’autre, par un simple grillage. Pourtant je l’avais toujours connu comme lieu de passage pour nos jeux d’enfants car d’un côté le portail n’était condamné que par un cadenas et une chaîne, sécurité qui ne nous avait pas résisté longtemps car, pour des raisons diverses, certains d’entre nous étaient habiles à ouvrir n’importe quel cadenas avec une lame de couteau ou un crochet de fer, et la grille, étant faite d’un quadrillage souple provisoire de métal, nous avions suffisamment forcé un de ses coins pour créer un passage et le refermer sur nous. Ce que nous appelions notre « salle de commandement » était donc, au premier étage de la synagogue, une pièce depuis longtemps abandonnée où, dans les situations graves, nous nous réunissions, à l’abri de toute intrusion d’adulte, et où nous déposions quelques uns de nos trophées.

Nous nous y rendîmes donc par petits groupes. Le chef vint le dernier. Tout le monde se rassembla autour de lui, alors, avec une précaution extrême, pour bien montrer qu’il prenait un risque, il déroula son journal et montra la grenade. Tous voulaient la toucher. Le chef s’y opposa disant que c’était trop dangereux qu’il fallait savoir s’en servir. Il demanda : « qui sait comment ça marche ? ». Personne ne répondit, il ajouta : « vous voyez bien, y a que moi… » renforçant encore ainsi sa capacité à commander. Quelques secondes de contemplation s’écoulèrent et je dis : « Il faut la remettre à sa place ». Ce fut un concert de protestation : « non, non, elle est à la bande maintenant, faut la garder, faut la faire péter, faut la montrer aux ennemis pour qu’ils aient peur de nous, faut le dire aux parents, faut… faut… ». Un chef, c’est fait pour prendre les décisions difficiles, le chef interrompit le débat et dit : « Je vais vous montrer comment ça marche, on va la faire péter, mais pas ici… Tous, dans deux heures, au trou des chasseurs ». Nous ne nous déplacions en effet que rarement en bande, partir en bande signifiait généralement que nous allions faire la guerre à une autre bande ou que nous préparions quelques bêtises. Aussi, quand les parents, les mères surtout qui étaient souvent à leurs fenêtres, nous voyaient passer en groupe compact, elles appelaient leur progéniture pour l’obliger à rentrer au bercail. Peu avaient le courage de désobéir. Nous nous sommes donc séparés. Le « trous des chasseurs » était à 4 ou 5 km en amont de la ville, à un peu plus d’une heure de marche, en passant par la forêt, loin de toute habitation, un endroit très sauvage, envahi d’une végétation dense, assez difficile d’accès, peuplé de vipères que le martèlement de nos pas et la frappe de nos bâtons sur le sol faisait heureusement fuir, où la vallée se resserrant fortement avait créé un ou deux trous d’eau assez profonds pour que l’on puisse y plonger d’un rocher en surplomb de trois ou quatre mètres. C’était aussi un lieu d’épreuves où, ceux qui savaient nager devaient démontrer leur courage sous le regard envieux des autres et nous y avions nos points d’accès que nous pensions secrets.

Nous nous sommes donc retrouvés au trou du diable. Le chef, juché sur le plus haut rocher, dominant la rivière, nous attendait. Quand nous fûmes tous à ses pieds, il dit : « bouchez-vous les oreilles », dévissa le bouchon métallique du manche, d’où il fit sortir une petite ficelle. Il la tira d’un coup et lança très vite la grenade dans le trou d’eau qui, à une dizaine de mètres était le plus loin de nous. Un bref moment de silence suivit le « plouf » de la grenade puis, soudain, alors que nous croyions que rien ne se passerait, une violente explosion dont le son se répercuta sur toutes les parois de la vallée. La rivière se souleva de quelques dizaines de centimètres et jaillit une gerbe d’eau. Puis, plus rien.

Quand la surface de la rivière commença à prendre sa physionomie habituelle, nous vîmes monter, un à un, à sa surface, le ventre en l’air une vingtaine de poissons et une grosse couleuvre. Nous sommes restés quelques minutes, en silence, comme hébétés regardant l’eau puis le chef dit : « il faut se tirer avant que quelqu’un vienne voir ce qu’on a fait ». Il donna l’exemple et, par petits groupes, nous nous sommes rapidement égaillés vers la ville. Au fond nous étions un peu déçus.

Quant à la seconde grenade, il n’en fut plus jamais question, je n’ai jamais vérifié si la valise était où je l’avais laissée. J’ignore totalement ce qu’elle a pu devenir.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité